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VOTRE HISTOIRE
GUANTANAMO :
Un livre & un spectacle...
Seuil, Coll. "Fiction & Cie", avril 2010
Littérature française / 128 pages
Le 23 janvier 2006, quatre ans après l'ouverture du camp pour terroristes présumés sur sa base navale de Guantanamo, le Pentagone est contraint par la presse américaine, au nom de la liberté d'information (Freedom of Information Act), de rendre publics les comptes-rendus d'interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers.
Le département de la Défense décide de ne pas faire appel, s'incline et livre trois cent dix-sept procès-verbaux - certains comportant les noms des détenus - sous la forme de CD-rom ou accessibles à la demande sur son site Internet.
Frank Smith se saisit des documents publiés, les déverrouille pour en faire une suite de récitatifs.
Ça se lit comme une enquête pour dire l'innommable, par les seuls moyens de la langue.
__Guantanamo a été publié en anglais (traduction Vanessa Place, préface de Mark Sanders, prise by Avital Ronell) aux éditions Les Figues Press, Los Angeles,août 2014
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__Guantanamo a été adapté et porté au théâtre par le metteur en scène Eric Vigner, directeur du CDDB - Théâtre de Lorient, Centre dramatique National :
Saison 2012/2013 :
-La Comédie de Clermont-Ferrand, |
15 > 18 JAN 2013 |
-Théâtre National de Strasbourg | 9 > 16 FÉV 2013 |
-CDDB–Théâtre de Lorient, CDN | 19 > 24 FÉV 2013 |
-Théâtre du Passage, Neuchâtel | 15 > 16 AVR 2013 |
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Saison 2011/2012 :
-Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre 17 > 19 ET 22 > 24 NOV 2011
-Nouveau Théâtre d’Angers, Centre Dramatique National 9 > 12 JAN 2012
-Le Quartz, Scène nationale de Brest 18 > 19 ET 24 > 26 JAN 2012
-La Comédie de Valence, Centre Dramatique National 31 JAN > 3 FÉV 2012
-Théâtre de Poche, Hédé 2 > 3 MAR 2012
-La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc 7 MAR 2012
-Le Parvis, Scène nationale de Tarbes 23 MAR 2012
-Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine 30 MAR > 1ER AVR 2012
-Théâtre Garonne, Toulouse 5 > 6 AVR 2012
-Centre Dramatique Régional de Tours 11 > 12 AVR 2012
-La Comédie de Reims, Centre Dramatique National 9 > 12 MAI 2012
P R E S S E
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_Un article sur le livre de Jean-Philippe Cazier, Mediapart, 19 mai 2012 :
"Guantanamo est le titre du livre, mais aucune description n’est faite du camp d’internement américain. Les rares informations sont données par bribes, au cours des interrogatoires qui composent le texte. Sont nommés des régions (Ouzbékistan, Tadjikistan, Afghanistan), des personnes (S., D., Karzaï, le frère, la mère), des faits (guerre, camps d’entrainement, violences) – mais rien n’est décrit, ce qui est dit ne tend jamais à devenir visible ou audible. Les événements du monde sont des mots qui circulent, dont on ne sait pas bien ce qu’ils disent ou désignent. Qui est S. ? Et D. ? La mère ? Et l’Afghanistan n’est qu’un nom parmi d’autres. Un enjeu des interrogatoires est alors de savoir ce que signifient ces mots et quels en sont les référents. Mais les mots demeurent les signes allusifs et réversibles d’un monde en retrait, effacé par ce qui le nomme. « J’ai appris des interrogateurs précédents qu’on les appelait les montagnes de Tora Bora, en effet. Mais il s’agissait peut-être d’autres montagnes, je ne sais pas ». Par le langage, le monde disparaît et nous ne pouvons que tenter avec lui un dialogue visant, sans y parvenir, à le rendre présent : nous le questionnons selon la forme d’une interrogation recommencée où se répètent les « je ne sais pas ».
Le langage ni le monde ne sont donnés et possédés comme un objet. Les mots sont ce que nous trouvons dans le monde pour, en le disant, être avec et dans le monde. Mais ils sont absorbés dans l’effacement du monde : ce qu’ils disent s’obscurcit, devient douteux : si ce que je nomme, du fait d’être nommé, s’efface, quelle est la signification de ce que je dis ? L’interrogé parle de son frère, qui se révèle être une sorte d’ennemi. « La parole se dissipe dans l’air, la parole ment à nouveau », écrivait Frank Smith dans son précédent livre, Dans Los Angeles. Dire, c’est perdre l’évidence du monde et l’évidence des mots. D’où la nécessité de les reprendre dans une interrogation sans cesse réitérée : « Excusez-moi, est-ce que je pourrais clarifier ce propos ? Parce que hier quelqu’un, en disant militaire, voulait en fait dire policier ».
Dans Guantanamo, l’interrogé autant que l’interrogateur veulent dire le monde, par le langage le montrer, fixer les significations. Leur rapport est étrange, paradoxalement articulé autour d’un discours qui ne se dit pas, d’un monde qui n’apparaît pas. On peut voir l’interrogatoire comme une confrontation entre ennemis. Pourtant, le livre suggère que celle-ci, loin d’exclure la communauté, en est une condition. Si l’interrogé et l’interrogateur sont ensemble, cela tient aux paroles qu’ils échangent. Le fait de la parole implique le rapport à l’autre, une sorte de communauté qui, d’être liée au langage, se voit en même temps contestée par lui. D’abord du fait des signes vagues, ambigus, dont le référent n’est pas donné – ce qui fait obstacle à la monstration commune d’un même monde, évident, identique à lui-même. De même, la dissémination du sens, l’inconsistance du référent font que les interlocuteurs ne parlent pas la même langue. Babel n’est pas simplement ce qui symbolise la pluralité des langues (pluralité présente dans le texte), elle est aussi ce qui nomme la pluralité dans chaque langue et qui semble rendre l’accord du dialogue impossible, car la possibilité de celui-ci contient ce qui ne peut être effectivement dit, compris, désigné. La parole lie à l’autre en même temps qu’elle défait ce lien. A un certain niveau, l’interrogatoire est la forme de la parole et du rapport langagier à l’autre : interrogation insistante et répétée des signes, du sens, du référent, mais interrogation qui ne s’arrête pas puisque les significations et le monde se dissipent dans l’air. Qu’est-ce qu’un monde ? Qu’est-ce qu’un monde commun ? Ce sont des questions que pose ce livre.
En même temps, le nom « Guantanamo » est celui d’un type de pouvoir qui dépasse le cas de la prison militaire américaine, mais dont celle-ci serait un indice évident. L’interrogatoire est une des formes que prend le langage lorsqu’il est le vecteur d’un pouvoir. Les performatifs, alors, se multiplient : « L’interrogateur déclare que l’on est associé à Al-Quaïda et aux Talibans ». Etre déclaré terroriste c’est être désigné autant que constitué comme terroriste, le performatif étant un moyen par lequel le pouvoir s’exerce dans le langage. Mais ceci n’est que la forme la plus manifeste de ce pouvoir. Celui-ci impose son cadre, ses limites et ses conditions de l’énonciation. Le discours de l’interrogé s’énonce en fonction des questions qui lui sont posées, des identités qu’on lui attribue, des places déjà fixées (l’interrogé/l’interrogateur). De même, le cadre nie la singularité de l’individu, le réduisant à une histoire écrite sans lui : le paysan ayant voulu rejoindre sa femme ne peut être qu’un terroriste. Le monde qui est le sien, qu’il tente malgré tout d’affirmer, le monde divergent de l’individu est sans cesse recodé selon le monde homogénéisé du pouvoir, et donc supprimé : le pouvoir impose un monde et nie la multiplicité des mondes. Cette négation peut passer par la destruction matérielle, la guerre, mais s’appuie aussi sur l’effacement des signes par lesquels chacun se désigne et se raconte : il suffit de pouvoir remplacer « jardinier » par « terroriste ». L’interrogatoire est un type de pouvoir (le pouvoir est ici un autre nom de la guerre, même s’il n’a pas nécessairement besoin de la guerre) où il s’agit de détruire l’autre, littéralement, la singularité de la vie et du monde de l’autre, par le moyen du langage – guerre facilitée par la précarité inhérente au langage : des signes d’air, inconsistants et réversibles, rapportés à des référents absents. Par là, le pouvoir combat la précarité de son propre langage, répétant ses signifiants, ses référents : si le fait que l’autre parle est par définition une contestation du discours du pouvoir, celui-ci doit tuer l’autre en tant qu’être parlant – le meurtre de l’autre étant la définition même de ce pouvoir. Ce que montre Guantanamo est l’exercice d’un pouvoir dont la cible est la parole et le rapport à l’autre impliqué par le fait que l’autre parle. Même s’il le questionne, l’interrogateur ne veut pas que l’interrogé parle : il veut qu’il se taise, c’est-à-dire répète le même discours que lui rapporté à un seul et même monde. « Nous allons vous poser quelques questions afin de mieux comprendre votre histoire » : « comprendre » étant à entendre comme « inclure », « intégrer à soi », comme négation de l’autre. Ce type de pouvoir correspond à l’effacement du différent, à la production d’un monde homogène identique à soi. On voit comment le pouvoir nommé « Guantanamo » répond à la question du monde et de l’être-ensemble : nous ne pouvons être qu’identiques au sein d’un monde identique – la communauté tenant le faux discours de l’identité.
Frank Smith fait apparaître un certain exercice du pouvoir, mais aussi les résistances possibles. Résister c’est parler en n’étant plus simplement à la place de l’interrogé, s’affirmer comme parole distincte des cadres qui définissent le pouvoir pour, par là-même, y faire circuler d’autres signes, d’autres signifiants, d’autres référents. L’interrogé s’efforce de maintenir les mots de sa propre histoire, ceux d’un autre monde, d’une autre vie ordinaire et fragile qui continue, malgré tout, d’insister. Là où le pouvoir impose son discours fait de complots et de terroristes, le prisonnier répond : « Les légumes, c’est tout ce que je connais » ; « En Afghanistan, j’achetais et vendais des moutons, des poules et des chèvres ». Faisant insister ses propres mots, l’interrogé continue à dire sa singularité d’individu sans rapport avec le récit totalisant et homogénéisant qu’il subit, auquel il ne comprend rien. Dans la fiction de Frank Smith, on ne sait pas si le prisonnier dit ou non la vérité : énoncés par le langage, le vrai et le faux sont indécidables et il ne s’agit pas dans ce texte d’opposer platement les bons et les méchants. Le texte exhibe la singularité d’un pouvoir et la résistance à ce pouvoir. Parler est résister, faire exister ce qui diverge malgré et contre la réduction au même, l’effacement des vies autres. Parler est altérer le cadre, produire les décadrages qui mettent en cause son pouvoir d’embrasser la totalité du monde. Il s’agit de tracer des lignes de fuite, comme l’écrivait Deleuze, et la parole qui se maintient comme parole de l’autre dérègle et fait fuir le monde de Guantanamo. Ainsi, la résistance répond à la question du monde et de l’être-ensemble : le monde est divergent, multiple. Etre ensemble n’est pas être identiques : c’est entrer dans une interrogation incessante du monde et du sens à l’intérieur d’une communauté qui ne peut exister qu’à condition que soit maintenue sa propre impossibilité – la communauté de la parole, différente d’un discours qui dirait le même.
Proche de Blanchot, Duras, Kafka, mais aussi Reznikoff, ce beau livre de Frank Smith exhibe la logique et le fonctionnement du pouvoir nommé « Guantanamo ». Il fait circuler les mots occultés des prisonniers de Guantanamo. Il écrit l’évanescence du monde, la volatilité du sens, se maintenant sur la frontière qui les rend indécidables, les efface en même temps qu’ils sont énoncés. Par là, le livre met en échec la possibilité d’un même discours, homogène, sans divergence, maintenant ouverte l’exigence de la parole, la communauté impossible de la parole, la multiplicité du monde. Il produit un texte lui-même décadré, à la fois fiction, poésie et théâtre. Autant de lignes de fuite."
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_une critique de Christophe Hanna, Cahier Critique de Poésie
Frank Smith s'est saisi des 317 transcriptions d'interrogatoires de prisonniers de Guantanamo mis en ligne par le département de la défense américain en janvier 2006. En quatrième de couverture, l'éditeur parle de "récitatif" mais il s'agirait plutôt d'une exploitation non systématique (sensible) des structures narratives et de leurs composantes topiques (sujets, péripéties, le mode d'articulation des unités dialogiques) pour rendre maniable une masse d'information intéressante (liée à un problème public grave), mais qui, publiée sur le mode officiel, n'est d'aucune utilité. En somme, un bon exemple de ce qu'un poéticien comme Franck Lebovici appellerait "document poétique" : l'art narratif n'étant plus de nous transporter dans un "univers fictionnel" mais de rapporter une archive ouvertement ouverte mais impossible à l'usage.
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_un mot de François Bon au sujet du livre :
« Ce qu’il y avait de disproportionné dans le camp de Guantanamo, c’était la convocation symbolique : hommes mis en cage à ciel ouvert (au début du moins) dans une île, à l’opposé géographique du terrain de guerre où s’en était saisi, et soumis à une relation du type bourreau-esclave, s’il s’agissait pour les militaires de George Bush de faire payer à ceux-là un autre crime, à la fois réel et symbolique, celui du 11 septembre.
Ainsi se reconduisait, mais en se revendiquant d’une démocratie, une relation homme à homme que nous n’avions appris à envisager, même innommable que sous la botte nazie.
Obama, et c’est à son honneur, en ce 1er jour d’exercice, vient de prononcer la fermeture de Guantanamo. Reste qu’il va leur falloir un délai d’un an pour y procéder.
Nous ne sommes pas indemnes de Guantanamo : ce que nous avons appris à lire dans Les jours de notre mort de David Rousset, dans L’Espèce humaine de Robert Antelme, qu’est-ce que cela nous enseigne de ce qui s’accomplissait là-bas, sous les chapes de silence du secret militaire ?
La littérature permet d’entrer là. On se souvient de L’Inquisitoire de Robert Pinget.
Frank Smith se saisit des documents accessibles et publiés lors des premières commissions d’enquête. Il en fait une suite de récitatifs : contraindre la langue à marcher sur ces cailloux bruts, faire que chacun dessine un de ces captifs en situation d’interrogatoire (il y a l’interprète, il y a les bribes de rapports, il y a les réponses – au jour le jour, la guerre, et qui elle mobilisait).
Ça se lit comme une enquête. Mais cela donne à réfléchir l’extrême, par les seuls moyens de la langue. Particulièrement fier de proposer ce texte en ligne aujourd’hui : faites lui bon accueil, c’est un texte nécessaire. »
FB (sur publie.net)
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_dans la presse, sur le spectacle :
• Emmanuelle Bouchez, Télérama, 7 janvier 2012
• Jean-Luc Eluard, Sud Ouest, 27 mars 2012
• Laurence Liban, L'Express, 28 mars 2012
• Caroline Lerda, La Théâtrothèque, 7 avril 2012
• Morgane Nagir, Le clou dans la planche, 14 avril 2012
• L'Union, 29 avril 2012
• Claire Lagrange, L'hebdo du vendredi, 2 mai 2012
• D'autres articles
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_dans la presse, sur le livre :
• Jérôme Duwa, Action poétique, mars 2011
• Sarah de Haro, Plaidoyer pour une littérature augmentée, owni.fr, février 2011
• Yann Perreau, Artpress, juillet/août 2010 (p 86)
• Thierry Cécille, Le Matricule des anges, juin 2010
• Vincent Labaume, Tout prévoir, octobre 2010
• Yann Perreau, sitaudis, octobre 2010
Une nouvelle forme de littérature « engagée », à mi-chemin entre documentaire et poésie. Voici une première définition d’un livre hors norme, qui fera date dans l’histoire de la prestigieuse collection créée par Denis Roche, à laquelle on doit les plus beaux textes de Jacques Roubaud, Pierre Guyotat, Jacques Henric.
Guantanamo commence par cette phrase en exergue: « Nous allons vous poser quelques questions, afin de mieux comprendre votre histoire ». Ces histoires, ce sont celles des détenus de Guantanamo Bay, telles qu’elles furent recueillies auprès des détenus de la tristement célèbre base militaire et dont il y eut une première publication en 2006 par le gouvernement américain, sous la pression des médias. Il s’agit pourtant, est-il précisé, d’une fiction. En partant de cette matière première -- les entretiens bruts -- Frank Smith modèle un texte dont la dramaturgie, autant que la richesse et la variété des points de vue et du traitement (questions/réponses, monologue à la première personne, description neutre du point de vue d’un narrateur extérieur…) forcent l’admiration. Partant de faits d’une monstruosité kafkaïenne : des interrogatoires sans objectif ni raison d’être, si ce n’est de malmener l’interrogé pour l’inciter à dire ce qu’il n’a pas fait, Smith produit un livre dérangeant et beau, choquant et sidérant. Travailler la réalité en respectant les règles du documentaire, transcender la banalité du mal en redonnant aux paroles (de ces détenus) leur innocence et leur candeur d’origine, voilà ce qui fait de Guantanamo un livre unique et une leçon de littérature. On retrouve dans ce texte les qualités l’auteur : de sa propre poésie à l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture, Frank Smith a su explorer dans ses œuvres précédentes les potentialités de la voix, de l’oral et du langage « brut ». On pense à la « littérature blanche » de Blanchot autant qu’au Genet des Paravents : l’horreur ne se dit qu’avec des mots simples, mais des mots justes. L’emploi du on est particulièrement efficace -- qui perd le lecteur (qui parle ? qui accuse qui ? de quoi ?) et révèle la monstrueuse absurdité de ce qui s’est déroulé à Guantanamo. Il implique aussi le lecteur, impuissant face à ce drame devenu banal après tant d’années -- comme un témoin malgré lui, presque un voyeur. L’un des chapitres commence ainsi : « On est l’interrogateur, on est l’interrogé/On pose une question, on répond à la question posée. On pose une deuxième question… ». Et s’achève par « On certifie l’exactitude et la véracité des réponses apportées aux questions de l’interrogateur. / On clôt l’interrogatoire. » Pour Jean Cocteau, le rôle de la poésie était de « dévoiler, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent. » Guantanamo est là : cette banalité du mal de notre environnement quotidien, de CNN et des émissions de télé-réalité.
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• Blandine Sorbe, Echos de guantanamo, nonfiction.fr
Une composition au statut étrange, qui touche au cœur des liens entre humanité, justice et langage
La critique d’un tel ouvrage a-t-elle vraiment sa place sur un site qui se consacre à la nonfiction ? La classification du livre de Frank Smith, dès le premier abord, pose problème. En utilisant
comme matériau des interrogatoires de prisonniers du camp de Guantánamo, il offre au lecteur tout autant un objet littéraire qu’un documentaire, suscitant des réflexions sur le droit, la langue
et la responsabilité.
De fait, le texte n’est qu’en partie fictionnel : il est le fruit d’un travail de réécriture qui s’appuie sur les compte-rendus d'audience dans le camp, accessibles depuis 2006. A la suite d'une bataille juridique qui a opposé pendant plus d’un an et demi l'agence de presse américaine Associated Press au Pentagone, ce dernier s’est en effet vu contraint de publier sur son site Internet plusieurs milliers de pages de rapport, matériau brut désormais disponible pour le grand public, les professionnels du droit, les journalistes, les détracteurs de l’administration Bush ou encore … les écrivains.
"Nous allons vous poser quelques questions afin de mieux comprendre votre histoire."
Le texte qui émerge de cette recomposition est à la fois très riche et très troublant. Fait de bribes, d’instantanés, de recoupements d’histoires, de collages sous différentes formes, il dérange autant par ce qu’il suggère que par ce qu’il tait. La reconstitution d’interrogatoires, toujours fragmentaires, appelle au fil de la lecture de nombreuses interrogations sur le contexte de leur énonciation. Mais elles restent largement sans réponse, et cette absence d’arrière-plan laisse chacun libre de choisir, selon sa sensibilité, entre l’empathie et la distance vis-à-vis de détenus qui ne cessent d’affirmer leur innocence.
L’utilisation de termes très impersonnels ("on", "l’homme", "le détenu") confère, outre une froide coloration administrative, une dimension universelle aux parcelles d’histoires captées au hasard des questions. Ces hommes, qui souvent n’étaient plus en possession de leur passeport quand ils ont été arrêtés, incarnent ainsi une humanité sans nom ni nationalité, réduite à sa plus simple nature, solitaire, renvoyée à la présomption de culpabilité qui semble peser sur elle. Le manque de point de repère accentue encore l’impression de non-droit qui caractérise ce lieu de détention sans ancrage, situé sur une base extra-territoriale hors de tout cadre juridique – en violation des Conventions de Genève ainsi que l’a souligné la Cour suprême américaine dans sa décision du 29 juin 2006.
Les dialogues reflètent aussi la confrontation latente de cultures, de conceptions de la religion profondément différentes. Les détenus comparent sans cesse leur insignifiance à une nation américaine vue comme tout-puissante ; l’un conteste ainsi la fiabilité des preuves apportées contre lui en rappelant "Que vous, vous avez de puissants services secrets, que ces choses-là, vous les connaissez, que vous êtes mieux placés pour les découvrir que nous. " .
Un dialogue mis à nu : exercice littéraire et retour aux sources du droit
Les interrogations s’enchaînent avec le systématisme d’une machine, rarement personnifiée, sauf incidemment quand on apprend que le président du tribunal, au moins dans un cas, est une femme. La litanie des questions-réponses se déploie même jusqu’au vertige : "L’interrogateur répond à la question posée par l’interrogé pour permettre à l’interrogé de répondre à la question précédente posée par lui, l’interrogateur."
L’ensemble s’apparente à un exercice de style, les chapitres prenant tantôt la forme de dialogues, tantôt de récits à la troisième personne, tantôt d’un flux poétique désincarné et inquiétant. C’est bien le langage qui est finalement au centre, dans tout ce qu’il peut avoir d’évanescent, de mensonger ou d’allusif. La parole est constamment mise en doute, médiate ("On dit qu’on aurait déclaré avoir pris part aux opération militaires menées contre la coalition." ), l’environnement n’est que suggéré, les conditions de l’arrestation et de l’emprisonnement ne font l’objet que d’allusions ponctuelles, sans recontrer d’écho ("Les Américains m’ont battu si violemment / que j’ai peur de ne plus fonctionner sexuellement. / Au point que je ne sais pas / si je serai encore capable de faire l’amour à ma femme." ). L’absence de contextualisation accentue la neutralité du ton, mais n’évacue pas le pathos des histoires individuelles racontées, répétées dans une logique qui paraît tourner à vide, enfermer autant physiquement que par le langage. L’étrangeté de la langue est d’ailleurs rappelée de temps à autre, le traducteur intervenant comme un tiers soudain visible dans le dialogue qui se joue, implacable, entre interrogateur et interrogé.
L’esthétisation qui découle de ce parti-pris littéraire jette un éclairage nouveau, quoique perturbant, sur ce qui n’était que parole dans l’ombre. Dans la lignée de la citation du poète William Carlos Williams placée en exergue, le livre encourage à saisir le monde tel qu’il est, à travers la langue dans son expression la plus concrète. Il en résulte un objet littéraire difficilement identifiable, à mi-chemin entre prose poétique et enquête documentaire.
A l’heure où l’administration Obama, confrontée à des obstacles de tous ordres, peine à rendre effective la fermeture du camp, le texte de Frank Smith, épuré et tranchant, nous rappelle ainsi à des données essentielles : le rôle du langage dans le jugement, mais aussi, au-delà, dans l’affirmation d’une irréductible dignité humaine.
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• Claudine Galéa, La Marseillaise, août 2010
À partir des transcriptions d’interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers du camp de Guantanamo, la plupart tenus pour des terroristes, Frank Smith écrit un récitatif où l'absurde est une composante de l'horreur. Les démocraties répètent les mêmes crimes que les régimes totalitaires.
Ce livre n'est cependant pas un documentaire, mais une fiction. Les moyens de la fiction permettent à l'auteur de montrer que l'usage de la langue est au cœur des dispositifs de manipulation, de torture et de mise à mort.
Les mots sont des pièges, et la littérature est la mieux placée pour en montrer les ressorts et rouages. Frank Smith précise qu'il a complètement remis en forme, réécrit, collé et remonté les extraits des comptes-rendus d'audiences dans le camp.
Le mot, la parole, la réponse comme la question sont au cœur du dispositif. Avec l'emploi du pronom personnel-impersonnel "On", énonciation la plus fréquente dans le livre, la parole des interrogateurs et les interrogés a le même statut : incertain, invalide, in-croyable, indistinct. Dès le premier texte (il y en a trente-neuf), l'impossibilité de savoir qui dit vrai est patente.
Les autres dénominations dans le récit indirect (on rapporte ce qui a été dit) sont le plus souvent "l'homme" et "le détenu". Le reste des textes propose des extraits de dialogue qui opposent le plus souvent deux versions de la même histoire, des allégations contraires. Dialogue de sourds. Exit toute possibilité, toute volonté de compréhension.
Ouzbékistan Tadjikistan Pakistan Yémen Afghanistan : le voyage est toujours le même, une perte de repères dans une cartographie trafiquée.
Pauvre, innocent, haïr, armes, Dieu, travail, ennemi, passeport, dénoncer, on ne sait pas, battu, argent, ma famille, on dit que non, l'Amérique, trompés, rien fait de mal : ce sont les mots qui reviennent, et leur répétition est encore une figure de piétinement, on tourne en rond, on redistribue les cartes et on recommence.
On n'est sûr de rien, et le discours n'éclaire pas les faits, il les brouille.
Ce temps du brouillage, de la variation, de la boucle, Frank Smith l'orchestre avec précision et cruauté. Les mots ont ce pouvoir de toujours faire attendre quelque chose, une lumière, une issue. Détenus ou lecteurs, on accepte de parler, de redire et relire les mêmes choses, parce qu'un mot un peu différent laisse croire qu'une ouverture pourrait advenir. Ici, non. Des mots, aucune preuve de rien. Un discours qui défie la logique, et même le simple bon sens. Parfois, les interrogés se lancent dans un récit très articulé, fondé, tant dans la formulation que dans le sens. En pure perte. Le séquençage en trente-neuf parties est l'ultime façon de mettre en pièces toute tentative de cohérence et d'appropriation d'une histoire.
Jetés hors d'eux-mêmes dans les faits et les gestes, expropriés d'un récit qui pourrait expliquer, les hommes de ce livre n'ont plus qu'à se reconnaître comme déments. Et les atrocités rester sans jugement.
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• Marcel Inhoff, article
Frank Smith’s 2010 novel Guantanamo is an odd little creature. It is a fiction based on 380 released formal interrogation protocols from the detainment facility in the Guantánamo Bay Naval Base. Guantanamo mirrors, reflects and projects some of those interrogations without every really assuming the character of a play or a drama. Formally, it consists of 29 short chapters of unequal length, each containing an interrogation, or rather, an excerpt from an interrogation; no chapter exceeds 6 pages, some take up only 2 or 3. Reading the book feels like perusing a portfolio of delicately wrought small dialogues (with the odd monologue now and then), although it is in fact composed of pieces or fragments: every reader knows a formal interrogation is a ritually rigid situation, with clearly marked beginnings and ends, the protocols of which, after all, are meant to convey to their readers (judges, intelligence officers, military officers etc.) a fully informed opinion of the particular interrogation in question, an impression that those readers can then base further investigations on. We, as readers of Guantanamo know that, although the book doesn’t tell us. It hides the official, rigid nature of many of these dialogues. In fact, the excerpts, as a rule, offer us no indication whatsoever where in a full interrogation a particular piece is supposed to be placed. These are, for all intents and purposes, fragments, but only implicitly, they are not marked as such. For the reader they feel like very concentrated doses of story. There is a certain disconnect, a lack of introduction, say; now and then changing voices can even cause a jolt to the reader, but the readers have to infer the fragmented nature from their own knowledge. After all, some familiarity with the general process of formal interrogations can be expected. In this sense, there’s a certain schizophrenic feel to the whole enterprise of Guantanamo, which vacillates between old fashioned storytelling and écriture engagée in the form of documentary drama à la Heinar Kipphardt. Come to think of it: ‘vacillates’ might be the wrong word: it marvelously succeeds in doing both.
The book relies so much upon shared knowledge between the writer and his audience, there is so much implicit, unsaid, blacked out, that the book, for the uninitiated, for the reader out of touch with current events and the broader implications of names, dates and events in the book, can seem a modern cousin of turn-of-the century short prose, in particular of books like Sherwood Anderson’s momentous Winesburg, Ohio, a collection of short, interconnected prose, less concerned with playing narrative games and more with exploring storytelling and the connections between the long and the short form. A similar effect is achieved by Edgar Lee Masters’ canonical collection of poems, Spoon River Anthology, which, despite the difference in genre, is perhaps even closer to Guantanamo. Books like these (and traces even of texts like Dylan Thomas’ Under Milk Wood) come to mind, because the book’s basic impulse is to tell stories, in a simple but effective language. We as readers get to know an array of prisoners, and we learn of the way that they came to be arrested and incarcerated by the United States in the infamous detention facility on Cuba. With a story per (small) chapter, it could become repetitive due to the form of the interrogation, but the book as a whole has my rhythmic, musical feel to it; Smith plays with the ways to present dialogue. Some chapters are simple question/answer dialogues, written down like scenes in a play. Others keep the alternating rhythm of the interrogatory, but embed it in prose, adding words like “asked” and “replied”. This is the most common solution, as well as the most fascinating, fascinating because the subject of these sentences is invariably “on”, a French subject pronoun hard to translate into English. The best equivalent in English would maybe be “one” used as pronoun, in order to be a substitute for the pronouns ‘I’ / ‘you’ / ‘they’ / ‘we’. depending on the context. On seems to the speaker of French, like its German equivalent man, a simple, extremely common word, but its usage (cf. Le Bon Usage) is actually rather complex and the implications for Guantanamo infinite.
Without unpacking French grammar at this point, suffice to say that the word tends to mean something rather global. It is often used to subsume a group of persons under an umbrella pronoun, in the sense of ‘In Louisiana we like to dance’, or ‘In Louisiana, they like to dance.’ The use of it as an equivalent of ‘we’ is particularly common in colloquial language. This, like many other uses of the pronoun, ally the speaker with the action of the sentence or even with a group of people engaged in the action, but intuitively, one would expect that a pronoun supplanting the “interrogator” in the sense of “the interrogator asked…” would be equivalent to the English ‘he’ or ‘she’, for example. In a very strange way, this method achieves two objectives, it quietly dissolves boundaries between the two actors, and it makes us as readers complicit in the act of questioning, as well as in the process of being questioned. At the same time, it is a remarkably common word to use; no-one who regularly reads French would stumble over it. It’s not jarring, not difficult, not even particularly odd. It is quite astonishing how Smith manages to wring effect from simple means without having to highlight the effect, without forcing it on the reader. It is only when considering a translation that you start to weigh pronouns, that you notice how important and effective Smith’s use of language is. The ‘on’, arguably, is meant not just to provide a he said/she said structure. Instead it contains a suggestion as to who is speaking and who is spoken about, who is only relayed, read and perceived second-hand, and who is providing the first hand account. Guantanamo is quite obviously interested in providing not just stories, but it impresses on its readers how people come to be in such a prison, and what happens to their language within. The brackets, the constraints, the limits to the stories that detainees can tell, this is as important in Guantanamo as the stories they do tell. The short prefatory note already announces the distance of the detainees to open speech:
Nous allons vous poser quelques questions
afin de mieux comprendre votre histoire
Cut into two lines, it is three things at once: it announces the thematic focus of the dialogues to come, it suggests, through its almost epigrammatic nature, a certain amount of heightened artifice, and lastly, it introduces the dominating voice and interest, the “we”. We will ask you questions, because we are interested in your history.
This focus, and the lack of explicit condemnation, the matter of fact description, this allies Guantanamo with a select group of (mostly) mid-century documentary plays. At the same time, Frank Smith declines to arrange his small chapters into a strong narrative, one that is implicitly condemning at least, he does not do what so many other writers did: write a novel composed of voices but roughly following a plot or an ideologically motivated narrative. Reading an isolated chapter near the end seems as much of a reading experience as reading one from the beginning. It is, however, Smith’s achievement that the book, as a sequence, and as a poetical artifact, makes sense, without coherence being forced upon the reader by an overarching storyline. In this, Guantanamo differs strongly from those other documentary plays. Three particularly important and excellent instances of the documentary fictions I mentioned are Peter Weiss’ The Investigation, Heinar Kipphardt’s In the Matter of Robert J. Oppenheimer or Karl Kraus’ massive, violently apocalyptic masterpiece Die Letzten Tage der Menschheit (not translated into English, but available in French as Les Derniers Jours de L’humanité, translated by Jean-Louis Bresson and Henri Christophe). All three of them have one thing in common: their fragmented nature, their use of widely available sources as basic material, and their emphasis on human dignity and on the forces that endanger or destroy it. There is Kipphardt’s Oppenheimer, nuclear physicist, his voice borrowed from the tapes of McCarthy’s quizzical henchmen, who warned about the dangers of modern warfare. There is Karl Kraus’ Viennese public, vibrating with apocalypse as the first World War approached, and finally soldiers, journalists and others during the horrific darkness of that war, their voices and publicly recorded statements creating a smattering of tones and registers in one of the 20th century’s most epochal plays. Finally, there are the voices of witnesses, judges and defendants in Weiss’ play about the Frankfurt Nazi trials, where those responsible for Auschwitz were dragged into court. Weiss’ play is arranged in a way that has us follow him into a genocidal cascade, ending with the burning of the murdered Jews in Auschwitz’ ovens.
All three of these writers rely almost exclusively on public documents, but in each case the result is an almost symphonic indictment of outrages committed against humanity. War, genocide, cruelty. Their authors formed part of the public consciousness, and their books were as much an expression of a particular political rhetoric as they were well-turned works of art. Plays like The Investigation were meant to be performed in a way that highlighted the speech onstage, with few details, just a courtroom and the stark words of witness. The implication was that honest words were enough evidence, that they are convincing and powerful enough on their own, although in each case the authors clearly assumed that their audience needed a nudge or a shove to read the plays the right way, hence the narrative closure and structure of the plays. Since their time, however, witnesses, and the reliability and validity of their words have been called into question, most famously perhaps by Shoshana Felman’s and Dori Laub’s amazing work. The problems of trauma, and of the knotted issue of representation have made works like Weiss’ very rare today. Reality has retreated from the battlefield of mainstream literature, as we started to understand how much our perception of reality is filtered and processed, as we started to question the relationships between our convictions and our flawed, second-hand perceptions. Fictions started to engage with culture, literature and other constructs that influence perceptions and form and funnel our representations. At the same time, as Felman and Laub have made abundantly clear, despite what they famously called “a crisis in witnessing”, witnesses exist and are important and oftentimes our only link to historical truth. Many theoretical efforts have been made to interrogate our understanding of the process of witnessing, efforts that have been reflected in poetry and the visual arts. Fictional prose, however, often steps clear of these issues, rarely attempting to deal with them, and even more rarely succeeding at that task. Documentary fiction, as part of other genres, postmodern, historical or cut-up prose, has persisted, with great success, but the likes of Weiss, Kraus or Kipphardt have been few and far between. Guantanamo is an outstanding example of that kind of writing.
The very title of the book is the first indication for us readers as to what game Frank Smith has decided to join. The prison in Guantanamo Bay in Cuba has become a byword for inhumane and unjust treatment. Interrogation practices in Guantanamo have become the focus of tempestuous legal, political and philosophical debates, practices, that is, that have relied occasionally even on torture, something that most first world countries had thought to have banned and banished decades ago. The detainees have, until recently, not had the possibility of challenging their incarceration in civilian courts, and even military tribunals have only been instated upon intense public and political pressure. Criminals, soldiers and innocents alike have been herded into cages and had to submit to often degrading treatment. This is the background of Smith’s book, but only very rarely do the dialogues that we are offered touch upon these issues, not explicitly, anyway. I think it’s fair to assume that Smith presumes all of this as part of the shared knowledge of his audience, and so he does not need to engineer outrage: he can safely expect his audience to be informed about the topic and suitably mad at that abuse of military and political power. The major difference to, for example, Weiss’ play, is that Weiss wanted to teach his audience about the atrocities that happened. Germany at the time was trying to cope with a massive case of collective self-induced amnesia. He used witnesses to create new knowledge and outrage in his German audience that was governed, at the time, by a former NSDAP member, Kurt Georg Kiesinger. Similar motivations powered Kipphardt’s and Kraus’ plays. Their plays would have lost their evocative power had they considered the difficulties of witnessing, the aporias of historical knowledge, to paraphrase Giorgio Agamben. History was there to be uncovered, written down and declaimed on the stage. Frank Smith, composing the poetical artifact that is Guantanamo, didn’t have that freedom. He was restrained by the awareness, the doubt and other difficulties that have beset historiography between the 1960s and today. From these restraints, however, he fashioned a fascinating literary jewel.
So these are the two polar opposites between which Frank Smith’s book is arranged. Anderson’s fiction and Master’s poetry on the one hand, and Kipphard’s harsh plays on the other, but it’s more rigid, more strict and disillusioned than either. Work like Giorgio Agamben’s might explain many of the tensions, but this is not the place to elaborate upon Agamben’s Homo Sacer trilogy. It’s worth noting, however, that Agamben’s very focused upon the processes that one’s state in a legal system plays for one’s ability to form truthful statements. He is probably most famous for his declaration of a “state of exception” that people in extra-legal camps like Guantanamo and in Nazi concentration camps occupy. They are an exception because the law of the respective countries has a gap where these camps are concerned. It doesn’t really discuss them and their odd status. The Bush administration has created that “state of exception” by inventing a special status for the detainees of Guantanamo Bay: unlawful combatants, which put them out of reach both of US domestic law and international laws like the Geneva Conventions. Agamben’s careful discussion of what this means for people speaking of and about their experience in camps like these are interesting and very relevant for Guantanamo, which appears to have been written with the care of someone highly aware of the difficulties in writing about these topics.
His approach, which consists of formally innovative, but not intrusively difficult small chapters, is likely to be inspired by the work of William Carlos Williams, whom he quotes in an epigraph at the beginning of the book:
No ideas but in things
This very famous phrase is from a 1944 poem called “A Sort of a Song”, which was published in the collection The Wedge (you can find it in WCW’s Collected Poems (Volume. II)). In Williams’ “Author’s introduction”, he lays out his concept of poetry. He claims that formal invention creates meaning and illumination, “a revelation in the speech that [the writer] uses”. The greatness of Weiss’ work in his time, and Anderson’s, Masters’ and Thomas’ in theirs, derives not from the stories they tell, per se, but from the unique means they have employed to tell the story, to make their work of art. And in his own time, Frank Smith attempts to do the same. For such a small book, there is an enormous amount of thinking contained in here. We could talk at length about how he uses the reader’s entrenched suspicions, how he handles places in the small stories of peregrinations that the detainees tell us, how he makes us complicit in the public acts of mistrust that Muslims are so often subjected to, how he uses translation and language as vectors of speech. All this is in there and much more, but on the surface the book seems so humble. Part of that, again, may be Williams and his admonition that a poet should take “words as he finds them interrelated about him”. Smith uses simple words, imbued with a complex understanding of the ‘interrelations’ in them. On the other hand, how humble is a book that bears the title Guantanamo, thus announcing to the world that it discusses a timely and important topic? One can’t help but feel that the book is carried by a certain sense of importance. Well, that’s as it should be. It is an important topic and it seems to me that Guantanamo is an important book.
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• Entretien avec Emma Reel, Cultnews
>>> Dans d’autres entretiens, parus lors de la sortie de Guantanamo au printemps dernier, tu t’es défini comme “Poetic War Reporter”. Peux-tu développer ce que tu entendais par là ?
C’est en réfléchissant avec un ami à la manière dont on pouvait définir mon approche littéraire qu’est venue cette expression : Poetic War Reporter. Je mène un travail construit à partir de documents (notes, rapports, comptes-rendus, articles, etc.), qui se voudrait une nouvelle forme de littérature engagée, résolument en appui sur les enjeux géopolitiques ultra-contemporains. Mais je viens de la poésie, j’ai collaboré à plusieurs revues dont Action Poétique, la revue If, Cargo, j’ai publié plusieurs livres de poésie… et j’aime veiller à l’assemblage du poétique par le politique (et réciproquement). Le Poetic War Reporter, pour moi, c’est l’écrivain qui développe des espaces poétiques expérimentaux du point de vue formel, en phase avec les problématiques politiques contemporaines immédiates.
Le point de départ c’est un attachement scrupuleux aux témoignages, qui constituent une matière première prête à l’emploi. Je viens de finir un projet consacré à une communauté d’Indiens en Louisiane, qui ont la particularité d’être confrontés à la misère et à la dévastation des ouragans. Il s’agit d’un récit élaboré depuis la parole des Indiens elle-même, à partir d’entretiens que j’avais réalisés à plusieurs reprises pour la radio : j’ai produit deux documentaires radiophoniques avec eux depuis 2005. Des liens presque affectifs se sont créés entre nous, mais je ne n’ai pas entrepris pour autant un travail d’ethnologue : chacun reste avec ses incompréhensions et différences. Ce livre devrait être publié dans deux ans.
J’ai débuté le dernier de mes projets, sur Gaza, lors de la publication du rapport Goldstone — du nom du juge qui a mené une mission d’enquête à la demande de l’ONU après l’opération « Plomb Durci » de décembre-janvier 2008, où Israël a envahi et visé les infrastructures de la bande de Gaza. Là encore, je m’intéresse exclusivement aux témoignages, aux récits des protagonistes, notamment autour de la violation des droits de l’homme. Il est très important de ne pas retranscrire ce qui pourrait relever d’une « opinion », quelle qu’elle soit, encore moins d’un jugement ou d’une morale : c’est une confrontation, mais avec des gants, puisque je questionne les notions de honte, de respect, et de dignité. Je me sers uniquement des « circonstances, des actions, des faits » tels que rapportés par les témoins.
>>> Les documents que tu as exploités pour Guantanamo sont en anglais, quel travail as-tu effectué pour leur retranscription, puis leur passage à la littérature ?
Je traduis un texte brut anglais vers un texte brut français, je déplace, je translate, c’est un transfert de données. J’effectue ensuite le travail formel, en français. La traduction est un premier effet de translation, puis il y a un autre déplacement, qui s’exerce, lui, de l’espace judiciaire à la sphère poétique. Je travaille la ponctuation, la scansion, la coupe des phrases, je monte, je nettoie et j’agence tel un jeu de construction qui aide à véhiculer le sens, qui montre la chose elle-même et rien d’autre.
>>> L’architecture de Guantanamo se dégage autour de l’alternance entre pronom indéterminé, échanges martiaux formels (Président/Détenu), et surgissement de l’ « homme » lors de chapitres proches de l’épopée. Comment cette forme s’est-elle imposée ?
Mes choix, qu’il s’agisse du pronom indéfini, de la transcription pure (le Président/le Détenu) ou de l’emploi du substantif générique « l’homme » relèvent d’un traitement low fi de la littérature, explorée telle une infra-basse. Je veux contraindre la langue à se dépouiller, la déverrouiller, atteindre le degré zéro de la représentation, lui retirer son vernis esthétique. Il faut faire vœu de pauvreté, « ôter » et ne pas se laisser prendre en « otage », se méfier de la métaphore qui a tendance à surdimensionner, tendre vers une « simplification lyrique » du texte, réduire la teneur poétique à son plus simple appareil : je prends mes références chez Marguerite Duras, mais aussi les poètes objectivistes comme Charles Reznikoff qui écrivait à partir de procès-verbaux, et Georges Perec. J’ai aussi été influencé par quelqu’un comme Emmanuel Hocquard, quand il déclare que « Ecrire de la poésie, c’est mener une enquête », ou encore « La grammaire est loi, la loi est grammaire ».
>>> Ton texte, dont le cœur du sujet est dur – les itinéraires et conditions de déportation des prisonniers à Guantanamo, marque par sa pudeur…
Cela m’importe de traiter les sujets que je choisis avec délicatesse, élégance et une certaine pudeur. Pour Guantanamo, j’ai d’emblée exclu tous les interrogatoires partisans, « extrémistes » quelque soit le point de vue. Des témoignages ont attiré mon attention plus que d’autres, pour leur thème ou la puissance de leur transcription. Je n’ai rien inventé des interrogatoires repris, mais j’ai ressenti, je les ai tous ressentis. En me concentrant sur la grammaire, les effets de ponctuation, de scansion, de rythme, j’ai voulu créer un texte débarrassé de ses ornements inutiles, et par la répétition, le perfectionnement de ce travail littéraire, j’ai essayé d’atteindre ce que je ressentais comme étant la distance juste. C’est cette distance à calculer qui importe.
>>> Cette distance, est-ce que ce pourrait être aussi l’espace du travail radiophonique, qu’on retrouve avec l’Atelier de Création radiophonique sur France Culture chaque dimanche ?
Oui, tout-à-fait. Réaliser des documentaires pour la radio, conduire des entretiens, cela consiste aussi en une (re)création de la distance, c’est l’apprentissage que j’en ai eu. Tout, au sein de l’exercice de création, est une question de réglage nécessaire.
Entretien réalisé par Emma Reel, le 5 octobre 2010.
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• un article sur nouvelobs.com
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• un article de Joël Jégouzo
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• un article de Anne-Laure Kavauvéa
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• une chronique sur le blog La marche aux pages
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• une chronique de Jean-François Nadeau, Le Devoir, Montréal
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• sur remue.net, un article de Guénaël Boutouillet
Détenu : Je suis une petite personne. Bien entendu, c’est votre travail, et c’est vous qui décidez. Mais je pense à ces cinq ou six allégations. Si la moindre d’entre elles était crédible, ça serait moins bizarre. Mais elles sont toutes si fausses ! Personne n’a le temps de nourrir sa famille tout en faisant ce que vous m’accusez d’avoir fait !
Il y a même encore de l’humour – une sorte de. Au bout de tout cela enduré il en demeure, de cette forme d’ironie du faible encore fier ; il y a de l’humain qui se débat, se défend et proteste encore. C’est une des choses que nous laisse ce livre, hors ce qu’il nous livre et nous apprend, de par sa fonction documentaire (Frank Smith s’est saisi de documents publiés contre son gré par le Pentagone, qui y fut obligé par procès : il s’agit des transcriptions d’interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers du camp de Guantanamo, incarcérés pour fait – et plus souvent – soupçon de terrorisme).
Ce livre pourtant ne dénonce pas – du moins dit ne pas dénoncer, ainsi qu’affirme l’avertissement page 123 : « Le texte est une fiction, ni les propos prêtés aux personnages, ni ces personnages eux-mêmes, ni encore les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes ou des évènements existant ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes ou ces lieux. » Il rend compte et défait ce compte en même temps qu’il le tient – en fiction. Ce procédé, cette distance mise, apporte (j’ai souvenir des scrupules de langue et posture de Marie Cosnay témoignant des procès de sans-papiers : les scrupules nouveaux apportés par l’écriture éclairent les scrupules oubliés, sédimentés, du reste, du réel rapporté).
Le principe d’enregistrement et reformulation des minutes de procès fait songer à Reznikoff, ombre dont Frank Smith ne nie d’ailleurs pas la portée.
Le titre, « Guantanamo », est on ne peut plus explicite. Explicite il affirme, pose et tout autant, pourtant, diffracte notre propension à l’analyse : comme tous les lieux de guerre, lieux dits de guerre, dits & redits & redits ad libitum comme étant de guerre, jusqu’à voir leur nom, un temps, représenter la guerre en nos esprits (successivement Vietnam, Beyrouth, Sarajevo ont tenu cette place, avant de céder la place à plus « actuel », à « plus pire »), le nom Guantanamo a connu cet usage-là, d’après saturation, signifiant tant (et trop, et d’irrationnelle façon : car des prisons il y en a il y en eut il y en aura d’autres, oui) symboliquement que faisant tampon, obstacle à tentative de saisissement. Le livre sort juste au moment du creux, l’effacement tout juste entamé de l’effet du nom dans nos mémoires, et du coup ravive bizarre. Cette a-temporalité là provoque déjà quelque chose.
Mais le livre en lui-même, en ses contenus (courts et denses, 125 pages à peine), s’inscrit dans la veine récitative de « Holocauste » de Reznikov, oui. Il formalise son matériau, organise selon plusieurs modalités les échanges entre interrogeant et interrogé.
On demande :/on répond :
Question : / Réponse :
L’interrogateur déclare : / l’interrogé dit :
On dit / L’interrogé dit / on dit que l’interrogé (…)
On dit / On répond
On aurait (et reprise des dires de l’interrogé tels qu’énoncés)
Ainsi que des formes de récit (commençant toujours par « l’homme »), de cut-ups de sentences judiciaires, ou de système de répétition des amorces débarrassées du restant des
informations :
On est l’interrogateur, on est l’interrogé. / On pose une question, on répond à la question posée. / On pose une deuxième question, on répond à la deuxième question posée. / On pose une troisième question, on répond à la troisième question posée. / On interroge encore une fois une fois l’interrogé, on répond encore une fois à l’interrogateur. / On pose une question, on ne répond pas à la question./ On interroge l’interrogé, l’interrogé répond à l’interrogateur./ On pose une question, on ne répond pas à la question./ (…)
Il y a un effet de cette déconstruction du langage (non du réel), qui agit évidemment sur notre perception du réel dont ce langage est l’enregistrement. Ces alternances de dialogue, de modes de récit, mais aussi de chants, défont la masse des minutes dont Frank Smith s’est emparées sur le mode Mecano : ainsi désassemblées et autrement réassemblées, elles produisent, non seulement l’effet hypnotique de la répétition (lequel hypnotisme est composante de la guerre psychologique dont ces interrogatoires ont fait partie), mais aussi nous donnent à voir cette masse de moments selon différents angles – en somme, faisons l’expérience du vertige provoqué par les conditions de l’expérience, en même temps qu’étant déplacés pour ne pas céder au dit vertige, et tenir position de regardeur lucide (lucide autant qu’il peut). Ce double effet donne au livre un statut multiple – et pour autant pas ambigu, il ne minaude pas, ne joue pas, pas plus qu’il ne mime l’affectation : ce faisant, tenant sa juste position, il peut sinon dénoncer – du moins permettre de dénoncer - du moins permettre en nous que se refasse le chemin vers la dénonciation. Il lui permet surtout d’exceller dans les deux catégories où il refusera de se ranger : en fiction, comme en documentaire.
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• Un entretien avec Joël Jégouzo
Le département de la Défense a livré trois cent dix-sept procès-verbaux à l’Associated Press, sous la forme de CD-rom accessibles sur son site Internet. Vous coordonnez l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En 2006, vous vous êtes déjà saisi de cette matière. Pourquoi et pour en faire quoi ? Pouvez-vous nous rappeler ce travail de création ? Quelles en étaient les propositions ? Qu’est-ce qui vous avait retenu alors ?
Le 23 janvier 2006, quatre ans après l'ouverture du camp pour terroristes présumés sur sa base navale de Guantanamo, le Pentagone a en effet été contraint par la presse américaine, au nom de la liberté d'information (Freedom of Information Act), de rendre publics les comptes-rendus d'interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers. Le département de la Défense a alors décidé de ne pas faire appel, et a permis l'accès depuis son site Internet à des centaines de procès-verbaux.
Informé par la presse, je suis allé donc voir de plus près, et ai examiné cette documentation tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain. Je me suis plongé dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque cas ou témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Entre deux récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
Restes et excédents… Pourquoi y être revenu, cette fois sous la forme d’un texte, publié à quatre ans d’intervalle. Y avait-il donc, enfouie dans le réel de cette matière sonore une dimension dont seule la littérature pouvait prendre la mesure ?
Oui, c'est ça. On ne se penche pas impunément sur un tel événement. Une fois le programme radiophonique diffusé, j'y suis revenu beaucoup, et longuement. Et j'ai commencé à intervenir sur cette matière des interrogatoires. Peu à peu, je me suis mis à déplacer ces documents pour les faire advenir dans l'espace littéraire. C'est un effet de translation qui s'est opéré là. J'aime bien le mot translation, car outre le fait qu'il existe en anglais pour dire traduction, il appartient d'abord au champ des mathématiques : une transformation géométrique qui correspond à l'idée intuitive de glissement d'un objet, sans rotation, retournement ni déformation de cet objet. J'ai procédé ainsi, en déplaçant - tout en les préservant - les données qualitatives et quantitatives des éléments de départ (les comptes-rendus d'interrogatoires donnés à lire par le Pentagone) pour parvenir à un texte qui, me semble-t-il, relève pourtant du champ littéraire à l'arrivée.
Dans ce travail, j'ai été guidé par Charles Reznikoff, un poète new-yorkais que j'ai beaucoup lu, notamment après avoir vu un spectacle mis en scène par Claude Régy, créé à partir de l'un de ses textes fondateurs : Holocauste, construit à partir du Procès des criminels devant le tribunal militaire de Nuremberg et sur les minutes du procès Eichmann à Jérusalem. Sur l'origine du travail, il dit ceci : "Je n'ai pas inventé, mais j'ai ressenti." Un mot déclencheur pour moi.
Donc déplacement d'une langue dans une autre, de l'anglais au français en l'occurrence, par effet de traduction. Déplacement de la langue juridique vers une langue poétique exempte de toute métaphore, voire du cadre rhétorique de l’interprétation. Nettoyage à sec, distanciation. On n'a pas une langue, on est une langue.
Croyez-vous être parvenu à une élaboration ultime de ce matériel, ou bien excède-t-il toute création artistique possible ? Ce qui est certes penser que son expression première ne se suffisait pas en elle-même… Qu’est-ce qui est en jeu, dans ce matériau, qui regarderait singulièrement toute énonciation artistique ?
Je ne sais pas. Certainement pas. Il y a un mouvement, qui part de la configuration des corps et des objets mis en place. C'est en cours, c'est un courant, qui se méfie de l'émotion. Cela ne cesse pas, ne s'arrête plus. Rien ne se suffit à soi-même car tout déborde. On veut fermer Guantanamo, que déjà on ne peut plus la fermer. Nommer, rien que cela. La voix, les voix expriment, "I keep the language". Même s'il n'y a plus d'avion dans le ciel.
Par votre texte, certains critiques ont pensé que vous ouvriez mieux nos yeux que ne le faisait le site de l’Associated Press, sur la violence d'une machine répressive qui avait échappé à tout contrôle démocratique. Etait-ce vraiment votre propos ? Pensez-vous que votre travail ait quoi que ce soit à voir avec ce genre de nécessité ? Ouvririez-vous par exemple à quelque sens ou quelque universel dont nous pourrions disposer maintenant seulement, grâce à cette élaboration littéraire, pour condamner ce Mal si peu nécessaire entre les hommes ?
Je ne connais pas encore la portée de ce travail. Je l'ai enclenché, c'est tout. C'est une proposition, à l'intersection des questions du langage, du juridique, de la responsabilité et de l'humain.
Qu’est-ce qui était en jeu, à Guantanamo ? Pour les Américains, on commence à le deviner. Mais pour nous ? Donner un nouveau visage à l’Innommable ?
Je réponds à votre question. Vous êtes l'interrogateur, je suis l'interrogateur, toujours cela continue.
Je crois que c'est un cliché, en littérature, de dire qu'écrire consiste à vouloir dire l'Innommable, révéler ce que l'on ne peut pas dire justement, donner des mots à ce qui n'en a pas, n'en peut pas, n'en peut plus. Je propose de renverser le processus : non pas exprimer l'Innommable (surtout avec un grand I), mais "inexprimer/désexprimer" ce qui est déjà dit, déclaré, nommé. Installation dans le décor du langage pour le dégraisser, le rendre à sa simplification signifiante. Vers le moins. "La poésie présente l'objet pour susciter l'émotion, elle doit être précise sur l'objet, réticente sur l'émotion", écrivait Charles Reznikoff. Cela suffit.
Pourquoi, du reste, cette œuvre poétique – la vôtre – nous vient-elle de France, plutôt que des Etats-Unis ?
Il n'y a pas d'origine, et je n'ai pas de talents de sourcier. La France, les Etats-Unis, ça n'existe pas. On n'a pas besoin de Guantanamo pour avoir honte d'être un homme.
Croyez-vous aussi être parvenu à transcender, comme on a pu l’écrire, la dimension trop étriquée du politique par votre écriture poétique ? Et si oui, n’y a-t-il pas lieu d’être inquiet de nous savoir si opérants formellement, et si peu, politiquement ?
Si transcender, c'est dépasser un certain niveau, non. Il n'y a pas de volonté de puissance non plus. Le poétique est dans le politique, c'est l'évidence. Il n'y a qu'à remplacer le li du politique par un e, et on obtient le poétique. La langue est une prison. Je suis une langue, je suis donc une prison. Je veux en sortir. La forme du texte est ce qui permet justement, par effet d'élucidation, de toucher le réel au plus près. Et le réel, la honte d'être un homme, à Guantanamo, ils excèdent.
Par quel chemin avez-vous été conduit à vous intéresser aux documents livrés par le Pentagone, ces trois cent dix-sept procès-verbaux d’interrogatoires de détenus sur la base américaine de Guantanamo ?
F.S. : Le 23 janvier 2006, à la suite d'une plainte déposée par l'agence Associated Press et fondée sur le Freedom of Information Act - la loi qui permet à tout citoyen américain d'exiger et d'obtenir la publication de documents officiels -, le juge fédéral de New York, Jed Rakoff, ordonnait au Pentagone de dévoiler l'identité de centaines de détenus de la base de Guantanamo. Un mois plus tard, le département de la Défense décidait de ne pas faire appel et d'appliquer la décision. C'est ainsi qu'a été obtenu du FBI un mémorandum confidentiel sur l'utilisation de méthode d'interrogatoires musclée contre les terroristes présumés. En deux ans de procédure judiciaire contre l'administration de Washington, plus de 90 000 pages de documents administratifs concernant les centres de détention en dehors du territoire américain ont ainsi été rendus publiques.
Informé par la presse, je suis allé voir de plus près, et ai examiné cette matière tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain.
Vous aviez déjà utilisé ces interrogatoires dans le cadre d’une création radiophonique originale. Quelles différences essentielles existe-t-il, à votre avis, entre la manière dont l’œuvre sonore peut avoir été reçue par les auditeurs, et l’effet que votre livre peut produire sur le lecteur ? L’onde créée par le son qui incarne en quelque sorte la parole du détenu ne vous semblait-elle pas, au départ, davantage susceptible de transmettre une émotion ? Pourquoi ce besoin d’y revenir ?
F.S. : Je me suis englué dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique, que je coordonne à France Culture. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Au milieu des récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
Sans doute l'émotion soulève-t-elle parce que les textes sont portés par des voix. Le travail d'écriture, entamé après la réalisation radiophonique, avait, lui, pour but de présenter l'objet de la parole, de donner (et non faire) sensation en restant réticent vis à vis de l'émotion. Je voulais me méfier des effets encore plus. Paradoxalement, par le passage à l'écrit je pensais pouvoir gagner aussi en force. Ce qui est compliqué dans toute activité, c'est l'équilibre entre la force et l'espace dans lequel on intervient. Comme le dit le général Giap, connu pour être le vainqueur de la bataille de Dien Bien Phu qui a sonné la défaite et le départ des Français d'Indochine : plus on prend de l'espace, plus on perd sa force. Je voulais ne pas trop en faire pour garder la force. C'est aussi lié à des questions de vitesse, me semble-t-il. A la radio, la vitesse par le rythme des voix qui rayonnent n'est pas de la même grandeur que celle propre à l'écriture, qui, quant à elle, mesure le rapport d'une évolution au temps différente, davantage en phase avec la pulsion intérieure. Curieusement, il y a encore dans le son du programme radiophonique beaucoup de visible, que j'ai tenu à faire disparaître dans la matière écrite du livre pour laquelle j'ai fait le vœu de pauvreté.
Vous avez adopté une forme de neutralité insistante, qui, pourtant, installe un espace d’inquiétude, dans lequel la parole dépossédée d’identité est réduite à elle-même. Comment, par exemple, en êtes-vous venu à cette lancinante alternance de voix anonymes et sans timbre ? Vous auriez pu choisir, puisque vous revendiquez votre œuvre comme une fiction, de donner un visage, un passé, une famille à ces détenus…
F.S. : Des hommes et des femmes parlent. Voilà le point de départ de ce texte. J'ai essayé en effet de délimiter et mettre en place un espace neutre en ménageant une distance sans laquelle aucune tentative d'élucidation ne saurait être possible. De ces paroles, je me suis saisi en travaillant sur le moins, le négatif, en ôtant, en gommant, en retirant toute substance métaphorique. Pas d'idées sinon dans les choses, selon l'axiome de William Carlos Williams, que j'ai placé en exergue du livre. Qui peut le moins donne le plus. C'est une opération de soustraction qui a aussi eu lieu là. Soustraire b de a (calculer a − b) c'est trouver le nombre qui complèterait b pour donner a. On combine deux ou plusieurs grandeurs du même type pour donner un seul nombre, appelé la différence. C'est cette différence que je voulais atteindre. Ce n'est pas pour faire joli - souci esthétique. Ce n'est pas non plus pour faire puissant - souci moral. C'est pour gagner en lisibilité, en tension et en force. L'anecdote, le contexte ne m'intéressent pas. Des fictions, notamment au cinéma, ont été réalisées à partir du témoignage de détenus de Guantanamo : le résultat est saisissant de sensationnalisme, donc suspect. Ce que je voulais approcher par l'écriture, c'est l'irréductible, la part humaine dans l'homme. Ce qui reste d'humain quand l'humain a disparu. Ce que j'ai cru comprendre du concept de thisisness que théorise Julia Kristeva, c'est la singularité de chacun, le point de l'irréductible, le réel de notre singularité quelconque. Ce qui fait qu'on est Un, à un endroit et en un temps donnés, ce quelqu'un-là. Chacun est une question posée. Avec le vertige qu'elle fait trembler, cette question, et en même temps la force qu'elle déploie. C'est peut-être ce que j'aurais essayé d'aborder avec Guantanamo, poser le questionnement de l'humain, de l'irréductible humain dans l'homme, quand l'homme est contraint par l'homme à ne plus être un homme.
Votre œuvre, pourtant, n’est pas une poétisation du réel, elle en est une transcription poétique, ce qui est différent. En quoi, selon vous, la distance instaurée par le langage entre la réalité et ce que l’on pourrait considérer comme une translittération permet-elle l’éclosion de la vérité (ou d’une vérité) ?
F.S. : Oui, la poétisation du réel, c'est l'enjoliveur. C'est casser le toit de la bagnole pour en faire une décapotable. Je ne peux pas, cela. Ce qui me semble important, ce n'est certes pas de faire beau, de toucher avec des mots dans les phrases les petits oiseaux, le ciel bleu et la mer qui varie, mais au contraire se concentrer sur l'objet qui est dit, présenter cet objet en sachant que l'émotion est en quelque sorte consubstantielle à la forme du poème. Transcription, copiage, recopiage, répétition. Et répéter ce n'est pas radoter ni ressasser. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases, et pourtant ce ne sont pas les mêmes énoncés. En biologie, la transcription mène à la traduction, dans le champ des adn d'enzymes. On ne serait pas loin de cela, n'est-ce pas ? J'ai tenté d'adopter une démarche objectiviste, sur les traces du poète américain Charles Reznikoff. Ce travail veut interroger les rapports entre les énoncés et vient les déplacer, les agencer, les questionner afin de mettre en lumière des liens restés inapparents et inopérants jusque-là. Ces liaisons sont à distinguer de l'effet de la métaphore qui a pu historiquement dériver en un processus d'intensification imagée du réel, tandis que l'objectivisme est le dévoilement dans le réel objectif de connexions inaperçues - cachées volontairement ?
L'objectivisation du réel dans son souci de dévoilement ne serait-elle pas en phase avec l'énonciation de la vérité ? La vérité dans ce texte passerait par le récitatif qu'il devient.
Vous êtes-vous assigné une mission en entreprenant l’écriture de Guantanamo ? Pensez-vous (comme je le crois) que votre livre puisse avoir une portée politique ? Et d’ailleurs, est-ce pour vous la fonction de la littérature ?
F.S. : Je ne me suis pas assigné une mission en particulier. Je crois vouloir être présent aux choses du monde qui m'entoure et dont je fais partie. L'art au présent et l'art du présent. Pas d'esthétisme documentaire, ni de revendication spectaculaire, non. De la grammaire, de la ponctuation, avant toute chose, oui. Et dans cette affirmation, je veux bien prendre le risque de me présenter comme un poetic war reporter.
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dans le tissage qu’il fait et son choix dans les documents, variété des histoires évoquées, créance à leur donner ou non (mais absence visible de charges précises en dehors de dénonciation ou de livraison dans la plupart des cas) - différence des formes : dialogues, méthode, quelques quasi poèmes, discours structurés, naïveté plus ou moins réelles, ironie, trous ou erreurs des dossiers. Un travail de mise en forme, et l’impression que ce qui passe est authentique, dans sa terrifiante absurdité glacée, d’autant plus glacée que les mots s’échangent à travers les traductions.
Très très beau texte. Très fort. Un coup de poing dans un gant de velours.
Bravo.
commentaire d’une amie américaine à une citation sur mon blog, concis, "ouille c’est fort"
M’en vais le recommander pour le lui offrir
les quelques pages parcourues sont saisissantes
par Julien Blaine _
un petit chef-d'oeuvre