L'ATLAS POÉTIQUE DES SOLIDARITÉS :
DES TEXTES SOLIDAIRES
La crise en Europe : Reconsidérer la solidarité avec Leela Gandhi et Judith Butler
Par Giovanna Covi
L’enracinement classique du mot se trouve dans la phrase juridique latine solidum obligari, qui fait référence à l’obligation de payer intégralement sa dette. Par conséquent, solidum signifie avant tout entier, complet. Deux mots en italien dérivent de solidum et portent sa deuxième signification connexe: soldo (argent) et soldato (soldat), se référant à une personne qui, au Moyen Âge, se battait pour de l'argent. Ces deux mots ont le sens de solide, compact, robuste. L'enracinement classique lie ainsi la solidarité à la loi - spécifiquement à l'argent, en totalité, et aux soldats, solidement (solidarieta dans Enciclopedia Treccani). Ce n'est qu'à la Révolution française que l'enracinement moderne de la solidarité s'est fondé sur des valeurs sociales et éthiques. Après 1789, le mot solidarité est repéré en anglais moderne (et aussi en italien moderne) de la solidarité française, étendant son sens du domaine juridique et économique classique au champ sémantique idéologique. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il est venu indiquer le sentiment nationaliste de fraternité partagé par les citoyens au sein de la démocratie, associé à la liberté politique et à l'égalité. Peu de temps après, son champ sémantique s'est encore élargi pour inclure l'éthique : en 1848, la solidarité sociale s'est couplée à la solidarité de classe, et le mot solidarité a acquis un statut éthique avec le sens connexe d'entraide. La traduction du français vers l'anglais de la Convention chartiste du Mouvement International des Travailleurs a scellé ce passage. Solidarité est venu indiquer le soutien à une lutte commune pour le travail et les droits civils ; elle signifiait plus que la communauté parce qu’elle s’étendait aux étrangers, et plus que la philanthropie parce que l’aide était donnée sur les terres des autres, pas sur la sienne propre. L'enracinement moderne lie ainsi la solidarité à la communauté - spécifiquement à la nation démocratique, dans la fraternité, et aux classes ouvrières du monde entier, dans la camaraderie.
Dans l'idéologie socialiste, la solidarité exprime l'égalité basée sur la confiance mutuelle ; le mot constelle la littérature majeure, de Karl Marx, Friedrich Engels à Pierre-Joseph Proudhon (solidarité dans l'Encyclopédie du marxisme). Le sociologue Émile Durkheim articule une théorie de la solidarité sociale, définie comme organique, qui, sur le front libéral, est défendue par John Maynard Keynes comme base de l'État-providence. Cette adaptation libérale déplace l'action du concept de solidarité des mouvements sociaux libres vers l'État structuré. À notre époque, dans un contexte de mondialisation contemporaine, la solidarité exprime le rêve d'une humanité communément partagée ; il est associé à l'amour et à la charité ; la culture de la solidarité fait référence au travail bénévole pour aider les nécessiteux mais aussi aux organismes de collaboration internationale qui recherchent la paix et les droits de l'homme. De toute évidence, dans la modernité, le concept de solidarité sociale, nationale et internationale, est profondément enraciné dans la politique. En tant que telle, la solidarité se configure plutôt comme une proposition que comme un concept, d'une manière comparable à la proposition d'Égaliberté d'Étienne Balibar, comprise comme une condition aporétique enracinée dans l'idéologie bourgeoise mais dotée d'un potentiel révolutionnaire, universel et pragmatique, une tension qui détermine le champ politique dans lequel la souveraineté populaire sans exclusions peut se produire. Solidarité : de l’amitié civique à une communauté juridique mondiale de Hauke Brinkhorst analyse théoriquement et historiquement le potentiel de solidarité au sein de la mondialisation et plaide pour une solidarité civique transnationale enracinée dans les mouvements sociaux et normée par les institutions démocratiques.
Cependant, l’enracinement classique de l’économie et du droit dans la solidarité européenne n’a pas été rompu. Ce double enracinement, technique et nominal d'une part, idéologique et matériel de l'autre, pose une question : quand perçoit-on une société comme solidaire, sa solidité découle-t-elle de son budget ou de son éthique ? Répétons-le: une société solide garantit-elle qu'elle est aussi une société solidaire ? Pour le dire autrement : le corps solide physique matériel d'une société solide est-il capable de s'ouvrir au risque d'une réciprocité mutuelle ouverte ? Pour le récapituler en des termes encore différents : une société que nous considérons solide et solidaire est-elle une société éthique, une société qui renvoie au comportement humain réalisé en relation, à l'action collective, à l'échange interculturel qui produit des significations et des valeurs partagées ? L'Europe n'a pas offert de réponses solides à ces questions. L'Europe semble comprendre la solidarité de manière schizophrénique, incapable de joindre son idéal moderne fondateur à sa praxis classique.
Les fondations délibérément déclarées de l’Europe reposent sur le solidum moderne, c’est-à-dire le rêve d’un ancrage éthique, en tant que réponse politique aux fractures profondes qui ont affligé ses peuples pendant si longtemps et de manière catastrophique au XXe siècle. Elle s’assoit solidement sur son invocation de la solidarité contre la guerre. Cependant, elle a surtout abouti à la solidarité comme coopération économique, solidum dans son sens le plus classique, dont la solidité repose uniquement sur la solidarité pour l'argent. Depuis 2004, à la suite des attentats terroristes de Madrid, l'Europe a encore renforcé le principe d'une telle conception classique de la coopération avec l'introduction de la clause de Solidarité (article 222) dans le traité de Lisbonne. L'accent a facilement et classiquement glissé de soldo / argent à soldato / soldat, en invoquant «un esprit de solidarité» pour «agir conjointement» avec la spécification que «l'Union doit mobiliser tous les instruments à sa disposition, y compris les ressources militaires» si «Un État membre fait l’objet d’une attaque terroriste ou est victime d’une catastrophe naturelle ou d’origine humaine». Ainsi, l'institutionnalisation de l'Europe est devenue de plus en plus solidement fondée sur le solidum classique de l'argent et de la force, tandis que le solidum moderne de soutien social et moral mutuel se cantonnait de plus en plus à sa promesse originelle purement rhétorique. C'est pourquoi, face à la crise économique grecque, l'UE s'est révélée incapable d'afficher le solidum moderne déclaré dans son propre document fondateur - la solidarité de partage social et d'entraide. L’adoption par l’Europe du solidum économique classique semble avoir dissous son propre principe constitutionnel enraciné dans le solidum social et éthique moderne. Une telle amnésie, l'incapacité de l'Europe à exprimer sa solidarité sociale pour ses membres les plus faibles tout en poursuivant la solidarité économique pour les plus forts, correspond sans surprise à son incapacité à instaurer la solidarité pour les droits de l'homme face à la tragédie récurrente des migrants et des réfugiés, faibles circonscriptions de travailleurs et de demandeurs d'asile venant de l'extérieur.
Je spécule qu'en replaçant le concept de solidarité dans un enracinement binaire économique-technique et social-idéologique, l'Europe peut avoir culturellement intégré sa propre paralysie. Le technique et l'idéologique semblent mutuellement irréductibles, ce qui nous empêche de concevoir un terrain d'entente où les relations deviennent possibles. Cela peut nous empêcher d'imaginer un champ sur lequel agir. Cela provoque la forclusion du politique. Dans ce cadre, la technique est supposé neutre, tandis que l'idéologique est désincarnée. Leur irréductibilité interdit à la fois l'imagination et l'action, le poétique et le politique sans lesquels le changement est impossible. Je soutiens qu'une solidarité étymologiquement conceptualisée comme un binaire exclusif - que ce soit le matériel classique ou l'idéal moderne - peut concourir à dissuader sa propre mise en œuvre politique, y compris aussi la mise en œuvre d'une économie politique sans laquelle même la réalisation minimale d'une coopération monétaire est considérablement affaibli.
Je voudrais ajouter une autre considération. Je vois une lacune supplémentaire dans la solidarité d’origine européenne : elle a été générée par un point commun contre les guerres entre États membres. En concevant l'idéal moderne du partage comme une forme d'aide, qui implique un donneur et un receveur, un acteur actif et un acteur passif, l'Europe a planté sa solidarité dans la matrice active d'une circonscription collective façonnée en tirant ses forces contre une urgence - la dévastation de la guerre et des totalitarismes. C’est précisément dans cette négativité de la naissance de l’Europe, une naissance contre plutôt que pour, que je décèle une limitation fondamentale, voire fatale. Soixante-dix ans après son urgence, ce n’est plus une raison d’être suffisante que l’Europe existe simplement contre les guerres intérieures entre ses membres. Aujourd'hui, l'Europe est appelée de toute urgence à relever le défi d'être capable non seulement de lutter contre les guerres intérieures, mais aussi d'œuvrer pour la paix transnationale. Sa propre existence est en jeu. La question à laquelle l'Europe doit maintenant faire face est la suivante : son concept fondateur de solidarité peut-il être conçu comme une solidarité pour et pas seulement une solidarité contre ? peut-elle se nourrir d'être solidaire pour - pour la paix au lieu de juste contre la guerre, pour la collaboration humanitaire au lieu d'une juste concurrence monétaire contre d'autres monnaies?
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Un moule alternatif pour comprendre la solidarité relationnellement et réciproquement peut être situé dans les idées de démocratie radicale telles que définies par Leela Gandhi et dans le concept de vulnérabilité tel que défini par Judith Butler. Considérées ensemble, ces idées m'aident à conceptualiser autrement la solidarité, et je veux espérer plus efficacement, à la lumière de l'impasse européenne actuelle et des sombres attentes.
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Les circonstances nous poussent à renoncer au luxe de ne penser que négativement, une inadéquation qui a caractérisé la pensée (et l'action) de gauche jusqu'à la paralysie, une négativité qui s'est diluée dans le néant et a laissé place à la prolifération des forces obscurantistes. La conceptualisation par Gandhi d’une communauté d’affects (communautés affectives) partageant le bien commun à travers une éthique de l’imperfection (bien commun) et une politique de devenir mineur («vie utonale») me donne l’occasion d’envisager le but. Ce qui m'encourage davantage à entreprendre cette tâche, c'est la définition de Butler de la solidarité comme «un mode de maintien du conflit de manière politiquement productive, une pratique de contestation» qui produit une culture capable d'exposer la «différence de soi» au cœur de chaque position politique («simplement culturelle»). Je suis également inspiré par son articulation de la vulnérabilité, en particulier celle spécifiée dans «Repenser la vulnérabilité et la résistance» où Butler souligne que la vulnérabilité est relationnelle et nécessaire pour penser la résistance.
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La nouvelle utopie que je préconise n'est pas fondée sur une idéologie, mais s'articule plutôt différemment et temporairement, jour après jour, à travers les relations individuelles que chacun façonne dans son interaction avec les autres, au nom du bien commun que définit notre vie sur cette planète. Il s'agit d'une utopie au pluriel - des utopies articulées dans plusieurs langues et provenant de différents endroits tout en recherchant un langage commun. Chacun est un fragment dont les relations avec d'autres fragments produisent un rapprochement, un assemblage qui peut conduire, peut-être de façon surprenante, peut-être imparfaite, voire magique parfois, vers le changement souhaité.
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Au centre de sa "politique d'amitié" se trouve la notion derridienne d'hospitalité, qui permet à Gandhi de déclarer qu'une telle politique produit une socialité au sein de laquelle les amis invités ne sont jamais connus à l'avance. Il s'agit là d'une subjectivité relationnelle radicale. Agir dans de telles conditions de subjectivité non constituée exige des pratiques révolutionnaires contre-culturelles et des entreprises éthiques inventives (Communautés affectives). Elle nous oblige à déployer des "solidarités" qui "ne peuvent tout simplement pas être fixées à l'avance" et "une mentalité utopique" qui montre la voie vers un véritable cosmopolitisme : toujours ouvert à l'arrivée risquée de ceux qui ne sont pas tout à fait, pas encore, couverts par les privilèges qui sécurisent notre identité et nous gardent en sécurité" (Communautés affectives). L'activisme féroce qu'invoque Gandhi embrasse une solidarité qui prend le risque de relations affectives incongrues entre des sujets qui poursuivent l'autodétermination. Cette poursuite exige une politique qui est aussi une poétique, un contre-récit qui ne réprime pas le désir et l'imagination afin de poursuivre la cognition et la justice. Gandhi est clair sur ce point lorsqu'il montre que, sans poétique, la politique est réduite à une absence de joie utilitaire (Communautés affectives). Au contraire, une poétique/politique joyeuse, à mon sens, nous permet d'envisager un juste milieu entre le monétaire et l'éthique dans lequel la solidarité peut agir matériellement et éthiquement. J'entends un écho de ce positionnement dans le "Simplement culturel" de Butler, où elle suggère que la solidarité ne devrait pas être fondée sur l'effacement des différences entre les identités, mais plutôt sur la "synthèse d'un ensemble de conflits" et invoque une "pratique de contestation" au sein de laquelle chaque position politique révèle sa propre "différence de soi" et ne poursuit pas l'assimilation identitaire (37). Ainsi conçue, la solidarité devient une production culturelle capable de transformer le conflit en politique positive. En outre, dans les Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Butler parle d'une éthique de la solidarité comme d'une force qui affirme la dépendance mutuelle et réciproque. Cette proposition nous amène à dépasser la conception de la solidarité sociale ancrée dans la modernité et nous permet de voir que les questions éthiques sont toujours impliquées dans les questions économiques (22). Lorsque nous agissons ensemble dans des conditions qui sont dévastatrices, soutient Butler, c'est précisément "le rassemblement des corps sous la contrainte" qui a la valeur de "la persistance et de la résistance" (23). Ainsi, Butler nous invite à réfléchir ensemble à la vulnérabilité et à l'action, à penser à des corps qui sont soutenus activement et de manière inactive à la fois par des infrastructures et par la solidarité sociale.
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_Traduction de l'anglais par FS
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Une morale pour temps précaires
Par Judith Butler
Professeure à l'Université de Berkeley (Californie), Judith Butler a promu dans ses nombreux travaux la notion de "genre". Elle soutient des positions antisionistes sur le conflit israélo-palestinien. D'où la polémique qui a entouré l'attribution à celle-ci du prix Adorno, mardi 11 septembre à Francfort-sur-le-Main (Allemagne). Ce texte est le discours de réception qu'elle a prononcé à l'occasion de la remise de cette récompense, à la Paulskirche, le lieu où sont remis les plus prestigieux prix littéraires, historiques et philosophiques allemands.
Je suis honorée au plus haut point de recevoir le prix Adorno, et d'être ici parmi vous à cette occasion. J'aimerais ce soir vous parler d'une question que posa Adorno (1904-1969), une question qui reste pour nous aujourd'hui encore d'une grande actualité. C'est une question vers laquelle je reviens sans cesse, une question qui persiste à se manifester à moi avec insistance. Il n'existe pas de réponse facile, et certainement aucun moyen commode d'échapper à l'exigence qu'elle fait peser sur nous. Adorno, bien sûr, nous dit dans Minima Moralia (1944, Payot, 1983) ceci : "Es gibt kein richtiges Leben im falschen", "il n'existe pas de vraie vie dans la vie fausse". Pourtant, un tel constat ne le conduisit pas à désespérer de la possibilité d'une morale. Nous sommes effectivement face à la question suivante : comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? Adorno soulignait la difficulté de trouver un moyen de mener une vie bonne pour soi, soi-même, dans un monde plus vaste structuré par l'inégalité, l'exploitation et diverses formes d'effacement.
En reformulant maintenant cette question à votre intention, je suis bien consciente d'avoir affaire à une question qui adopte une forme nouvelle en fonction de la période historique où elle est formulée. Nous sommes ainsi confrontés dès le commencement à deux problèmes : le premier consiste à savoir comment mener à bien sa propre vie de sorte qu'il soit possible d'affirmer mener une vie bonne dans un monde où la vie bonne est structurellement ou systématiquement hypothéquée pour tant de gens. Le second problème consiste à déterminer quelle forme cette question adopte désormais pour nous, ou, autrement formulé, consiste à comprendre comment la période historique où nous vivons conditionne et imprègne la forme de la question elle-même.
Avant d'aller plus loin, il me faut réfléchir sur les termes que nous utilisons. En effet, "la vie bonne" est une expression controversée puisqu'il existe de très nombreuses et diverses conceptions de ce que pourrait être "la vie bonne", la "vraie vie" (das Richtige Leben). Beaucoup identifient la vie bonne au bien-être économique, à la prospérité, ou même à la sécurité, mais nous savons que le bien-être économique comme la sécurité peuvent être atteints par ceux qui ne mènent pas une vie bonne. Et cela devient tout ce qu'il y a de plus évident lorsque ceux qui revendiquent mener une vie bonne le font en profitant du travail d'autrui, ou en s'appuyant sur un système économique qui renforce des formes d'inégalité. Alors, il nous faut définir "la vie bonne" d'une façon plus large afin qu'elle ne présuppose ni n'implique l'inégalité, ou il nous faut réconcilier "la vie bonne" avec d'autres valeurs normatives. Si nous comptons sur le langage ordinaire pour nous dire ce qu'est la vie bonne, nous nous embrouillerons, puisqu'il est devenu un vecteur de mise en concurrence de systèmes de valeur.
Quand Adorno interroge la possibilité de mener une vie bonne dans une vie mauvaise, il pose la question de la relation de la conduite morale aux conditions sociales, mais plus largement, de la relation de la morale à la théorie sociale ; en effet, il se demande aussi comment les manières d'opérer, à une échelle plus vaste, du pouvoir et de la domination pénètrent ou perturbent nos réflexions individuelles sur la question de savoir comment vivre au mieux. Adorno, dans ses Problèmes de philosophie morale (1963, Suhrkamp, 1997) écrit ceci : "La conduite éthique ou la conduite morale ou immorale est toujours un phénomène social – cela veut dire qu'il n'y a absolument aucun sens à parler de conduite éthique et morale séparément des rapports entre êtres humains, et un individu qui n'existe que pour et par lui-même est une abstraction parfaitement vide". Il écrit également ceci : "Les catégories sociales sont au cœur même de la philosophie morale". Ou ceci encore, dans les dernières lignes des Problèmes de philosophie morale : "Bref, à peu près tout ce qui peut encore être appelé morale aujourd'hui intègre la question de l'organisation du monde – nous pourrions même dire : la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique, si tant est qu'elle relève aujourd'hui du domaine de l'atteignable".
Il y a donc un sens à se demander quelle configuration sociale de la "vie" entre dans la question de savoir quelle est la meilleure manière de vivre. Si je me demande comment mener au mieux ma vie, ou comment mener une vie bonne, je semble non seulement faire appel à des idées sur le bien, mais également à des idées sur le vivant, et sur ce qu'est la vie. Il me faut avoir le sentiment de ma propre vie afin de me demander quel genre de vie mener, et ma vie doit m'apparaître comme quelque chose que je suis en mesure de mener, quelque chose qui ne s'impose pas seulement à moi. Et pourtant, il est évident que je ne peux "mener" tous les aspects de l'organisme vivant que je suis. Comment mener une vie lorsque les processus de vie qui constituent une vie ne peuvent être tous "menés" ? Ou lorsque seulement certains aspects d'une vie peuvent être dirigés ou formés de façon délibérée ou réfléchie, alors que d'autres, très clairement, ne peuvent l'être ? Si la question de savoir comment mener une vie bonne est l'une des questions élémentaires de la morale, et peut-être même en effet la question qui la définit, alors il semblerait que la morale, depuis sa création, soit liée à la biopolitique.
Par biopolitique, j'entends ces pouvoirs qui organisent la vie, et même ces pouvoirs qui exposent sur le mode différentiel les vies à la précarité, dans le cadre d'une gestion plus vaste des populations passant par des moyens gouvernementaux et non-gouvernementaux, et qui instaurent un ensemble de mesures destinées à l'évaluation différentielle de la vie elle-même. En me demandant comment mener ma vie, je suis déjà en train de négocier de telles formes de pouvoir. La question morale la plus individuelle – comment mener cette vie qui est mienne ? – est liée à des questions biopolitiques que distillent les questions suivantes : quelles vies importent-elles ? Lesquelles n'importent pas comme vies, ne sont pas reconnues comme vivantes ? Ou ne comptent que de façon ambiguë comme étant en vie ? J'ai suggéré qu'il nous faut, afin de comprendre les modalités d'attribution différentielle d'un statut, nous demander quelles vies sont dignes d'être pleurées, et lesquelles ne le sont pas. La gestion biopolitique du qui n'est pas digne d'être pleuré s'avère cruciale lorsqu'il s'agit d'aborder la question de savoir comment mener cette vie, comment vivre cette vie dans la vie, les conditions de vie qui nous structurent désormais.
VIES MUTILÉES, VIES DÉJÀ MORTES, VIES PRÉCAIRES
Ce qui est ici en jeu, c'est un type d'enquête consistant à se demander quelles vies sont déjà considérées comme n'étant pas des vies, ou considérées comme des vies ne vivant que partiellement, ou comme des vies déjà mortes et envolées, et ce avant toute destruction ou abandon explicites. Bien sûr, cette question devient très douloureusement tangible pour qui se comprend déjà comme une sorte d'être dispensable, un être qui enregistre à un niveau affectif et corporel que sa vie ne vaut pas la peine d'être sauvegardée, protégée et considérée. Il s'agit de quelqu'un qui comprend qu'il ne sera pas pleuré s'il perd la vie, et donc de quelqu'un pour qui l'affirmation conditionnelle "Je ne serais pas pleuré" est vécue concrètement au moment présent. S'il s'avère qu'aucun réseau social, aucune institution ne me prendrait en charge en cas d'effondrement, alors j'en arrive à relever de la catégorie du "qui-n'est-pas-digne-d'être-pleuré. Cela ne signifie pas qu'il n'y en aura pas certains pour me pleurer, ou que celui qui n'est pas digne d'être pleuré n'a pas de manières d'en pleurer un autre. Cela ne signifie pas que je ne serai pas pleuré à un endroit et pas à un autre, ou que la perte ne sera pas enregistrée du tout. Mais ces formes de persistance et de résistance interviennent toujours dans une sorte de pénombre de la vie publique, faisant occasionnellement irruption pour contester ces systèmes par lesquels elles se voient dévaluées en affirmant leur valeur collective. Alors, oui, celui qui n'est pas digne d'être pleuré participe parfois à des insurrections publiques de grande tristesse, raison pour laquelle il est difficile dans tant de pays de distinguer la procession funéraire de la manifestation.
La raison pour laquelle quelqu'un ne sera pas pleuré, ou a déjà été jugé comme n'ayant pas à être pleuré réside dans l'inexistence d'une structure d'appui susceptible de soutenir à l'avenir cette vie, ce qui implique qu'elle est dévaluée, qu'elle ne mérite pas d'être soutenue et protégée en tant que vie par les systèmes de valeur dominants. L'avenir même de ma vie dépend de cette condition de soutien. Si donc je ne suis pas soutenu, alors ma vie est jugée faible, précaire, et en ce sens indigne d'être protégée de la blessure ou de la perte, et est donc une vie qui n'est pas digne d'être pleurée. Si seule une vie digne d'être pleurée peut être considérée, et considérée à travers le temps, alors seule une vie digne d'être pleurée pourra bénéficier d'un soutien social et économique, d'un logement, de soins médicaux, d'un emploi, de la liberté d'expression politique, de formes de reconnaissance sociale, et d'une capacité de participation active à la vie publique. On doit, pour ainsi dire, être digne d'être pleuré avant d'être perdu, avant que se pose la question d'être négligé ou abandonné et on doit être capable de vivre une vie en sachant que la perte de cette vie que je suis serait déplorée, et donc que toute mesure sera prise afin de prévenir cette perte.
Comment m'efforcer de mener une vie bonne si je n'ai pas une vie dont je puis parler, ou lorsque la vie que je cherche à mener est considérée dispensable, ou est dans les faits déjà abandonnée ? S'il me faut me décider de la meilleure manière de vivre, alors je dois présumer que la vie que je cherche à mener peut être affirmée comme une vie, que je peux l'affirmer, même si elle n'est pas affirmée plus généralement. Donc, bien que je doive me demander, et que je me demande comment mener à l'avenir une vie bonne – et cette aspiration est une aspiration importante –, il me faut penser avec le plus grand soin à cette vie qui est mienne, qui est également une vie sociale à un niveau plus vaste, connectée à d'autres êtres vivants de façons qui m'engagent dans une relation critique avec des ordres discursifs au sein desquels je vis, ou plutôt au sein desquels je m'efforce de vivre. D'où tirent-ils leur autorité ? Et cette autorité est-elle légitime ? Puisque ma propre vie est en jeu dans une telle enquête, la critique de l'ordre biopolitique constitue pour moi un enjeu vital, et dans la mesure où est en jeu le potentiel de vivre une vie bonne, alors est également en jeu la lutte pour vivre, et la lutte pour vivre dans un monde juste. Pouvoir vivre ou non une vie valable n'est pas quelque chose que je peux décider seul, puisqu'il s'avère que cette vie est mienne et n'est pas mienne, et que cela fait de moi une créature sociale, et une créature vivante. La question de savoir comment mener une vie bonne est alors déjà, et depuis le début, liée à cette ambiguïté, et est liée à une pratique vivante de la critique.
Peut-être le mot manque-t-il pour décrire les conditions dans lesquelles des vies deviennent invivables ; pourtant, le terme "précarité" peut aider à distinguer différents modes d' "invivabilité" : par exemple, l'emprisonnement hors de toute application régulière de la loi ; la vie dans des zones de guerre ou sous une occupation, une vie exposée à la violence et à la destruction sans possibilité aucune de sécurité ou de fuite ; l'émigration forcée, et l'existence dans des camps de réfugiés, dans l'attente que des frontières s'ouvrent, que de la nourriture arrive, et que des papiers soient donnés ; la condition d'appartenance à une main d'œuvre dispensable, ou susceptible d'être sacrifiée, pour laquelle la perspective d'un gagne-pain stable semble de plus en plus improbable, et qui vit au jour le jour, son horizon temporel s'étant effondré, les estomacs et les os se ressentant de ce futur endommagé, essayant de ressentir, mais craignant bien plus ce qui pourrait être ressenti. Comment se demander comment mener au mieux sa vie lorsqu'on se sent incapable de diriger sa vie, lorsqu'on est incertain d'être en vie, ou lorsqu'il nous faut lutter pour ressentir ce sentiment d'être vivant, tout en craignant ce sentiment, et la douleur de vivre ainsi ? Dans les conditions contemporaines de l'émigration forcée et du néolibéralisme, des populations immenses vivent désormais sans entretenir le moindre sentiment d'un avenir assuré, sans le moindre sentiment d'une appartenance politique sur le long terme, vivant le sentiment d'une vie mutilée, lui-même partie intégrante de l'expérience quotidienne du néolibéralisme.
Je ne veux pas dire par là que la lutte pour la survie prend le pas sur le domaine de la morale ou sur l'obligation morale en tant que telle. Nous savons en effet que, même dans des conditions de menace extrême, les hommes offrent tous les actes de soutien qui s'avèrent possibles. Un certain nombre de récits extraordinaires consacrés aux camps de concentration nous ont appris cela. Dans l'œuvre de Robert Antelme [1917-1990, auteur de L'Espèce humaine, 1947, Gallimard, 1957], par exemple, ce pouvait être l'échange d'une cigarette entre ceux qui ne partageaient aucune langue commune, mais qui se retrouvaient subir la même condition d'emprisonnement et de péril dans le KZ, le camp de concentration. Autre exemple, dans l'œuvre de Primo Levi [1919-1987, auteur de Si c'est un homme, 1947, Julliard, 1987], la réponse à l'autre peut adopter la forme de la simple écoute, et de l'enregistrement des détails de l'histoire que l'autre pourrait raconter, permettant à cette histoire d'intégrer une archive impossible à nier, de devenir la trace durable d'une perte en appelant à l'obligation de porter à jamais le deuil ; autre exemple encore, dans l'œuvre de Charlotte Delbo [1913-1985, auteure de Auschwitz, et après, Minuit, 1965-1971], le don soudain à autrui du dernier morceau de pain dont on a désespérément besoin pour soi-même.
Et pourtant, on trouve aussi dans ces mêmes récits ceux qui ne tendront pas la main, qui prendront le pain pour eux-mêmes, qui garderont pour eux la cigarette, et parfois souffriront l'angoisse de priver autrui dans des conditions de destitution radicale. En d'autres termes, dans des conditions de péril extrême et de précarité aggravée, le dilemme moral ne s'éteint pas ; il persiste précisément dans la tension existant entre le vouloir vivre et le vouloir vivre d'une certaine manière avec les autres. On "mène une vie" encore, de diverses façons, modestes et vitales, tandis que l'on raconte ou que l'on écoute l'histoire, tandis que l'on affirme que toute occasion est bonne pour reconnaître la vie et la souffrance d'autrui. Même la prononciation du nom peut intervenir comme la forme la plus extraordinaire de reconnaissance, particulièrement quand on est devenu un sans-nom, ou lorsque notre propre nom a été remplacé par un chiffre, ou lorsque plus personne ne s'adresse à nous.
SPHÈRE PRIVÉE, SPHÈRE PUBLIQUE
Hannah Arendt, dans son ouvrage La Vie de l'esprit [1971, PUF, 1981] mettait l'accent sur la distinction cruciale entre le désir de vivre et le désir de vivre bien, ou plutôt le désir de mener une vie bonne. Pour Arendt, la survie n'était pas, et ne devait pas être un objectif en soi puisque la vie elle-même n'était pas intrinsèquement un bien. Seule la vie bonne fait que la vie mérite d'être vécue. Elle apportait une solution à ce dilemme socratique assez facilement, mais peut-être trop rapidement – du moins me semble-t-il. Je ne suis pas certaine que sa réponse puisse nous être d'un quelconque secours, et je ne suis pas non plus convaincue qu'elle ait pu se montrer un jour tout à fait opérante. Pour Arendt, la vie du corps devait pour l'essentiel être séparée de la vie de l'esprit, raison pour laquelle elle établissait dans L'humaine condition une distinction entre la sphère publique et la sphère privée. La sphère privée incluait le domaine de la nécessité, la reproduction de la vie matérielle, la sexualité, la vie, la mort, et le caractère transitoire de la vie. Elle considérait très clairement que la sphère privée soutenait la sphère publique de l'action et de la pensée mais, dans sa conception, le politique devait être défini par l'action, dont le sentiment actif du parler. L'acte verbal devenait ainsi action de l'espace délibératif et public de la politique. Ceux qui faisaient leur entrée dans la sphère publique le faisaient à partir de la sphère privée, et donc la sphère publique dépendait fondamentalement de la reproduction du privé et du passage, un passage clair, menant du privé au public.
Cette sphère privée devient l'arrière-plan même de l'action publique, mais devrait-elle pour cette raison se voir accoler le qualificatif de pré-politique ? Importe-t-il de savoir si, par exemple, les rapports d'égalité ou de dignité, ou de non-violence, existent bien dans cet arrière-plan, cette pénombre où demeurent les femmes, les enfants, les personnes âgées et les esclaves ? Si une sphère d'inégalité est désavouée afin de justifier et promouvoir une autre sphère d'égalité, alors nous avons à coup sûr besoin d'une politique qui puisse nommer et exposer cette contradiction même, ainsi que l'opération de désaveu au moyen de laquelle elle est soutenue. Si nous acceptons la définition que propose Arendt entre sphère publique et sphère privée, nous courrons le risque de ratifier ce désaveu. Si nous tombons d'accord avec la distinction entre sphère privée et sphère publique que présente Arendt, nous acceptons ce désaveu de la dépendance comme une condition préalable de la politique, plutôt que de prendre ces mécanismes de désaveu pour objets de notre propre analyse critique. C'est en effet la critique de cette dépendance non reconnue qui pose le point de départ d'une nouvelle politique du corps, une politique qui débute par une compréhension de la dépendance et de l'interdépendance humaines – une politique capable, en d'autres termes, de rendre compte de la relation existant entre précarité et performativité.
Qu'en serait-il en effet si l'on débutait par la condition de dépendance et les normes qui facilitent son désaveu ? Quelle différence un tel point de départ entraînerait-il pour l'idée de politique, et même pour le rôle de la performativité à l'intérieur du politique ? Est-il possible de séparer la dimension structurante et active du discours performatif des autres dimensions de la vie corporelle, incluant la dépendance et la vulnérabilité, des modes du corps vivant qui ne peuvent être aisément ou pleinement transformés en des formes d'action dépourvue d'ambiguïté ? Il nous faudrait non seulement abandonner l'idée que le discours verbal distingue l'humain des animaux non-humains, mais il nous faudrait en outre affirmer ces dimensions du parler qui ne reflètent pas toujours une intention consciente et délibérée. De surcroît, la performativité de l'animal humain s'exerce à travers la gestuelle, la démarche, les modes de mobilité, à travers le son et l'image, à travers divers moyens expressifs qui ne sont pas réductibles à des formes publiques de discours verbal. L'idéal républicain doit ainsi laisser la place à une compréhension plus vaste d'une démocratie sensible.
Notre manière de nous réunir dans la rue, de chanter ou psalmodier, ou même de garder silence, peut être partie intégrante, est partie intégrante de la dimension performative de la politique, situant le discours comme un acte corporel parmi d'autres. Les corps agissent quand ils parlent, c'est certain, mais parler n'est pas la seule manière d'agir pour les corps – et certainement pas la seule manière pour eux d'agir politiquement. Et lorsque des manifestations publiques ou des actions politiques ont pour objectif de s'opposer à des formes de soutien défaillantes – manque de nourriture, ou manque d'un refuge, travail peu sûr et sans compensation –, alors ce qui était auparavant compris comme étant l'"arrière-plan" de la politique devient son objet explicite. Lorsque les gens se réunissent pour lutter en commun contre des conditions de précarité imposées, ils agissent sur un mode performatif, donnant forme incarnée à l'idée arendtienne d'action concertée. Mais lors de tels moments, la performativité de la politique émerge des conditions de précarité, et en opposition politique à cette précarité. Lorsque des populations sont abandonnées par une orientation économique ou politique, alors les vies sont jugées indignes d'être soutenues. Au sujet de telles orientations politiques, et contre de telles orientations politiques, la politique contemporaine de la performativité met l'accent sur l'interdépendance des créatures vivantes tout autant que sur les obligations éthiques et politiques qu'entraîne toute orientation politique privant ou cherchant à priver une population d'une vie vivable. Elles sont également des manières d'énoncer et promulguer une valeur au cœur d'un système bio-politique qui menace de dévaluer de telles populations.
Comme j'espère l'avoir montré, nous ne pouvons lutter pour une vie bonne, une vie vivable sans répondre aux besoins qui permettent à un corps de persister. Il est nécessaire d'exiger que les corps disposent de ce dont ils ont besoin pour survivre, car la survie, à coup sûr, est une condition préalable à l'ensemble des autres revendications que nous faisons. Et pourtant, cette exigence s'avère insuffisante puisque nous survivons précisément dans le but de vivre, et puisque la vie, dans la mesure où elle requiert la survie, doit, pour être vivable, être plus que la survie. Il est possible de survivre sans être en mesure de vivre sa propre vie. Et dans certains cas, il ne semble sûrement pas valoir la peine de survivre dans pareilles conditions. Alors, une exigence fondamentale doit précisément être l'exigence d'une vie vivable, c'est-à-dire d'une vie qui puisse être vécue.
Comment alors penser une vie vivable sans postuler un idéal unique ou uniforme pour cette vie ? La question, me semble-t-il, n'est pas de découvrir ce qu'est réellement l'humain, ou ce qu'il devrait être ; nous avons plutôt besoin de comprendre et de prêter attention à l'ensemble complexe des rapports sans lesquels nous ne pouvons exister. Aucune créature humaine ne survit ou ne persiste sans dépendre d'un environnement nourrissant, de formes sociales de relationalité, et de formes économiques qui présument une interdépendance, et qui la structurent. Il est vrai que la dépendance implique une vulnérabilité, et parfois cette vulnérabilité est précisément due à des formes de pouvoir qui menacent ou diminuent notre existence. Et cela ne signifie pas pour autant qu'il nous est possible de légiférer contre la dépendance, ou contre la condition de vulnérabilité à des formes sociales. En effet, nous ne pourrions pas commencer à comprendre pour quelles raisons il est si difficile de mener une vie bonne dans une vie mauvaise si nous étions invulnérables à ces formes de pouvoir qui exploitent ou manipulent notre désir de vivre. Nous désirons vivre, et même vivre bien, dans le cadre d'organisations sociales de vie, de régimes biopolitiques, qui parfois jugent nos vies mêmes comme des vies dispensables ou négligeables, ou pire encore, qui cherchent à nier nos vies. S'il nous est impossible de persister sans formes sociales de vie, et si les seules disponibles sont celles qui travaillent contre notre propre perspective de vie, alors nous nous retrouvons dans une situation à tout le moins délicate, sinon impossible.
VULNÉRABILITÉ
Pour le dire d'une autre façon encore, nous sommes, comme corps, vulnérables aux autres et aux institutions, et cette vulnérabilité constitue un aspect de la modalité sociale à travers laquelle persistent les corps. Ma visée normative, cependant, ne consiste pas simplement à en appeler à une égale distribution de la vulnérabilité, puisque bien des choses dépendent de la question de savoir si la forme sociale de vulnérabilité qui est distribuée est elle-même vivable. En d'autres termes, on ne veut pas que tout un chacun ait une vie également invivable. Dans la mesure où l'égalité est un objectif nécessaire, cet objectif reste insuffisant si nous ne savons pas comment évaluer au mieux si la forme sociale de vulnérabilité à distribuer est ou non juste. D'un côté, j'avance que le désaveu de la dépendance et, en particulier, la forme sociale de vulnérabilité à laquelle il donne lieu, conduit à établir une distinction entre ceux qui sont dépendants et ceux qui ne le sont pas. Et cette distinction œuvre au service de l'inégalité, en étayant des formes de paternalisme, ou en plaquant sur ceux qui sont dans le besoin des qualificatifs essentialistes. D'un autre côté, je suggère que nous ne pouvons penser un monde social et politique qui cherche à surmonter la précarité au nom de vies vivables qu'à travers un concept d'interdépendance affirmant la dépendance corporelle, des conditions de précarité et des potentiels de performativité.
Si nous en revenons alors à notre question de départ – comment pourrais-je mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? –, nous pouvons repenser cette question morale à la lumière des conditions sociales et politiques sans tirer un trait ce faisant sur l'importance morale de la question. Il se pourrait que la question de savoir comment vivre une vie bonne dépende du fait d'avoir le pouvoir de mener une vie tout autant que du sentiment d'avoir une vie, de vivre une vie, ou effectivement d'avoir le sentiment d'être vivant.
Une réponse cynique est toujours possible : nous pourrions en conclure que la morale doit céder la place à la politique entendue au sens le plus large du terme, soit un projet commun destiné à mettre en œuvre des idéaux de justice et d'égalité sur des modes universalisables. Bien sûr, pour parvenir à cette conclusion, il reste encore à régler un problème tenace et particulièrement ardu : c'est qu'il existe encore ce "je" qui, d'une certaine manière, doit intégrer, négocier et mettre en œuvre une pratique dans le cadre d'un mouvement social et politique plus vaste, et que ce mouvement cherche à déplacer ou supprimer ce "je", et le problème de sa propre "vie", et que se produit alors une autre forme d'effacement, une absorption dans une norme commune, et donc une destruction du je vivant. La question de savoir comment vivre au mieux cette vie, ou de savoir comment mener une vie bonne ne peut en aucun cas aboutir à l'effacement ou à la destruction de ce "je" et de sa "vie".
Ou bien si elle le fait, alors la manière dont la question se voit apporter une réponse conduit à la destruction de la question elle-même. Et bien que je ne pense pas que la question de la morale puisse être posée en dehors du contexte de la vie sociale et économique, sans présupposition quelconque sur le sujet de la vie, ou sur le sujet vivant, je suis absolument certaine que la réponse à la question de savoir comment vivre le mieux possible ne peut se voir apporter une juste réponse par la destruction du sujet de la vie. C'est pourquoi il nous faut nous opposer aux formes de violence, explicites ou non, qui détruisent les vies, ou qui les rendent invivables.
Et pourtant, si nous revenons à l'affirmation d'Adorno selon laquelle il est impossible de vivre une vie bonne dans une vie mauvaise, nous voyons que le terme "vie" apparaît à deux reprises : cela n'est pas simplement accessoire. Si je demande comment mener une vie bonne, c'est que j'aspire à une "vie" bonne, que je sois ou non celui ou celle qui pourrait la mener. Pourtant, je suis celui ou celle qui a besoin de savoir : il s'agit donc en un certain sens de ma vie. En d'autres termes, déjà, de l'intérieur même de la perspective propre à la morale, la vie elle-même est doublée.
Il existe une idée implicite dans la question de savoir comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise : c'est l'idée qu'il reste encore à penser ce que pourrait être une vie bonne, que nous ne pouvons plus la penser exclusivement comme une vie bonne de l'individu. Si ces deux "vies" existent bien – ma vie et la vie bonne, comprise comme une forme sociale de vie –, alors l'une est impliquée dans l'autre. Et cela signifie que lorsque nous parlons de vies sociales, nous faisons référence à la manière qu'a le social de traverser l'individu, ou même d'établir la forme sociale de l'individualité. Dans le même temps, l'individu – et peu importe qu'il soit plus ou moins intensément autoréférentiel – fait toujours référence à lui-même à travers une forme médiatrice, à travers quelque média, et son langage même, destiné à le reconnaître, vient d'ailleurs.
Le social conditionne cette reconnaissance de moi-même que j'opère, et fait œuvre de médiation pour elle. Comme Hegel nous l'a appris, le "je" qui en vient à se reconnaître, à reconnaître sa propre vie, se reconnaît toujours également comme vie d'autrui. L'ambiguïté inhérente au " je" et au "tu" réside dans le fait qu'il sont chacun liés dans un autre système d'interdépendance, appelé par Hegel Sittlichkeit, la vie éthique. Qu'est-ce que cela signifie ? Bien que j'opère sur le mode performatif cette reconnaissance de moi-même, un ensemble de normes sociales est combiné au cours de cette performance dont je suis l'auteur. Tout ce qui est ici élaboré ne trouve pas son origine en moi, quand bien même je ne puis être pensé sans lui.
Dans les Problèmes de philosophie morale d'Adorno, ce qui débute comme une question morale sur la manière de mener une vie bonne dans une vie mauvaise aboutit à l'affirmation qu'il doit y avoir une résistance à la vie mauvaise afin de poursuivre une vie bonne. Voici ce qu'il écrit : "(…) la vie elle-même est si distordue, déformée, qu'au fond personne n'est en mesure d'y vivre une vraie vie, d'y accomplir sa propre destinée d'être humain – oui, j'irais presque jusqu'à dire : que le monde est organisé de telle sorte que même la revendication la plus élémentaire d'intégrité et de décence doit à dire vrai nécessairement conduire tout un chacun à protester ". Le fait qu'Adorno écrive "j'irais presque jusqu'à dire" est intéressant. Adorno n'est pas certain que la formulation soit tout à fait la bonne, mais il va tout de même de l'avant. Il passe outre son hésitation, mais la conserve néanmoins sur la page. Peut-il être dit aussi simplement que la poursuite de la vie morale peut et doit, dans les conditions contemporaines, déboucher sur la protestation ? La résistance peut-elle être réduite à la protestation ? Ou bien, pour aller plus loin, la protestation est-elle pour Adorno la forme sociale qu'adopte désormais la poursuite de la vie bonne ?
Cette même tonalité spéculative ne disparaît pas lorsqu'il remarque que "la seule chose qu'il est peut-être possible de dire, c'est que la vraie vie aujourd'hui consisterait en une résistance aux formes d'une vie fausse qui ont été perçues et disséquées par le regard critique des esprits les plus progressistes". Adorno, en allemand, parle d'une vie "fausse", et son traducteur de langue anglaise de "la vie mauvaise" – bien sûr, la différence est d'une importance relative puisque, pour la morale, la poursuite de la vie bonne pourrait bien être une vraie vie, mais le rapport entre les deux doit pourtant être expliqué. La protestation comme la résistance caractérisent les luttes populaires, les actions de masse, et pourtant, dans cette phrase, elles caractérisent les capacités critiques d'un petit nombre. Adorno lui-même hésite un tant soit peu ici, y compris en continuant de clarifier ses remarques spéculatives, et en appelle sur un mode légèrement différent à la réflexivité : "(…) cette résistance à ce que le monde a fait de nous n'implique en rien une simple opposition au monde extérieur (…) cette résistance devrait en effet se révéler utile pour lutter contre tout ce qui en nous tend à prendre part ».
RÉSISTANCES
Il est permis de dire qu'Adorno, à de tels moments, écarte l'idée de résistance populaire, de formes de critique s'incarnant dans des corps réunis dans les rues pour articuler leur opposition aux régimes contemporains de pouvoir. Mais la résistance est également comprise par lui comme un "dire-non" à ce qui, dans le moi, souhaite prendre part au statu quo. Nous avons donc là à la fois l'idée de résistance comme une forme de critique que seuls quelques élus peuvent mettre en œuvre, et l'idée de résistance en tant qu'une résistance à ce qui en moi cherche à rallier ce qui est mauvais, un frein interne contre la complicité. Ces affirmations limitent l'idée de résistance de plusieurs manières qu'en définitive je ne saurais accepter. Les deux affirmations entraînent à mes yeux des questions supplémentaires : quelle part du moi est refusée, et quelle autre est investie à travers la résistance ? Si je refuse ce qui en moi pactise avec la vie mauvaise, ai-je alors atteint à la pureté ? Suis-je intervenu pour changer la structure de ce monde social dont je me retire ? Ou me suis-je isolé ? Me suis-je joint à d'autres dans un mouvement de résistance, et un combat pour la transformation sociale ?
Si en effet la résistance doit entraîner une nouvelle manière de vivre, une vie plus vivable s'opposant à la distribution différentielle de la précarité, alors les actes de résistance diront non à une manière de vivre dans le même temps où ils diront oui à une autre. L'action concertée qui caractérise la résistance se trouve parfois dans l'acte discursif verbal ou dans le combat héroïque, mais elle se trouve également dans ces gestes corporels de refus, de silence, de déplacement, de refus de bouger, caractérisant ces mouvements qui promulguent des principes démocratiques d'égalité et des principes économiques d'interdépendance en en appelant à une nouvelle manière de vivre plus radicalement démocratique et plus substantiellement interdépendante. Un mouvement social est lui-même une forme sociale, et lorsqu'un mouvement social en appelle à une nouvelle manière de vivre, une forme de vie vivable, alors il doit à ce moment promulguer les principes mêmes qu'il cherche à mettre en œuvre. Cela signifie que lorsqu'ils y parviennent, de tels mouvements, qui seuls peuvent articuler ce que pourrait signifier mener une vie bonne au sens d'une vie vivable, sont les auteurs d'une promulgation performative d'une démocratie radicale.
J'ai tenté de montrer que la précarité est cette condition contre laquelle luttent plusieurs mouvements sociaux nouveaux ; de tels mouvements ne cherchent pas à surmonter l'interdépendance, ou même la vulnérabilité, lorsqu'ils luttent contre la précarité ; ils cherchent plutôt à produire les conditions dans lesquelles vulnérabilité et interdépendance deviennent vivables. Nous avons là une politique où l'action performative adopte une forme corporelle et plurielle, attirant l'attention critique vers les conditions de la survie, de la persistance corporelles, et qui se développe dans le cadre d'une démocratie radicale. S'il me faut mener une vie bonne, il devra s'agir d'une vie vécue avec d'autres, d'une vie qui ne sera pas une vie sans ces autres ; je ne perdrai pas ce je que je suis, celui ou celle que je suis sera transformé par mes rapports avec les autres, puisque ma dépendance à autrui et ma fiabilité sont nécessaires afin que je vive et que je vive bien.
Notre exposition partagée à la précarité n'est rien d'autre que le terreau de notre égalité potentielle et de nos obligations réciproques de produire ensemble les conditions d'une vie vivable. En reconnaissant le besoin que nous avons d'autrui, nous reconnaissons tout autant les principes de base qui inspirent les conditions sociales, démocratiques, de ce que nous pourrions encore appeler "la vie bonne". Celles-ci sont les conditions critiques de la vie démocratique au sens où elles sont partie intégrante d'un état de crise permanent, mais aussi parce qu'elles relèvent d'une forme de pensée et d'action qui répond aux urgences de notre temps. Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, et du temps que vous avez bien voulu m'accorder ce soir afin que je partage avec vous certaines de mes idées.
_Traduit de l’allemand et de l’anglais par Frédéric Joly