Incorporer les voix : Frank Smith et l’engagement au présent de l’anonyme
Communication donnée le 7 juin 2019, lors de la journée d’étude à Paris 3 Sorbonne autour du livre de Serge Martin, L’Impératif de la voix, de Paul Eluard à Jacques Ancet, Garnier, 2019.
Que fait l’engagement d’un corps dans le poème ? Henri Meschonnic aurait dit qu’il n’y a pas de poème sans engagement du corps puisque s’il y a poème c’est qu’il y a rythme, et que le rythme est le « gardien du corps dans le langage » (Meschonnic, 1982 : 651). Relisant ces propos il y a quelques jours, je me suis demandé comment. Comment le rythme peut-il être le gardien du corps dans le langage ? Et est-ce que l’engagement du corps dans le langage peut faire l’engagement politique d’un texte ? Ce sont des questions que le livre de Serge Martin me permet de rouvrir, question au cœur de mes pratiques de lecture actuelles. Travaillant sur les passages de voix dans l’œuvre de trois poètes contemporains, Stéphane Bouquet, Christophe Manon et Frank Smith, j’aperçois dans ces œuvres un engagement politique fort. Cependant, apercevoir la notion m’engage à la déconstruire par l’écoute du poème où je la perçois, pour mieux la refaire avec ma lecture : « la lecture engage, en son cœur même, une critique de toutes les notions qu’elle croit assurées » (Martin, 2019 : 9). Il me faut donc savoir comment se fait cet engagement politique que j’entends, au cœur du langage des œuvres, et s’il est de même nature que l’engagement de ma lecture. Si même ces deux engagements ne prendraient pas forme, et corps au sens métaphorique, l’un par l’autre, à travers des passages de voix, qui confirmeraient par là que la lecture, selon Serge, nous fait percevoir la « force transsubjective du rythme comme mouvement de la parole dans le discours » (Martin, 2019 : 12). Pour traverser toutes ces questions que je viens de poser, il me faut donc sans doute procéder à une écoute très attentive des passages de voix. Ainsi je pourrai commencer de vérifier non seulement si le propos de Meschonnic fonctionne » (le rythme est le gardien du corps dans le langage) mais aussi si cette affirmation de Serge fonctionne : le « sujet politique advient dans et par le sujet de l’œuvre » (Martin, 2019 : 114).
Je vais donc essayer d’écouter avec vous ce que j’appellerai des modalités d’engagement du corps, en essayant de voir comment une poétique peut devenir le levier d’une politique, au cœur du langage. Pour cela je vais traverser un ouvrage de Frank Smith, Katrina, Isle de Jean Charles, Louisiane, paru en 2015 aux éditions de l’Attente, et m’appuyer sur le livre de Serge, plus particulièrement sur le chapitre consacré à Bernard Noël, intitulé « Des poèmes-relations engagés » (p.113-127).
L’ouvrage de Frank Smith est un livre qui circule, comme le dit Jean-Philippe Cazier (Cazier, 2019), et en premier lieu dans une communauté d’Indiens, qui vit au rythme des cyclones et des ouragans, tel Katrina qui a dévasté la région en 2005. Cependant, les habitants ne veulent pas quitter leur île définitivement. Les critiques parues à l’occasion de la sortie de l’œuvre saluent « un livre poétique, politique, éthique ». Jean-Philippe Cazier évite l’écueil de « réduire Katrina à une dénonciation, à un point de vue compatissant » (Ibid.). Si le livre « est un livre politique », c’est surtout, dit-il, « dans la mesure où il dépasse la victimisation pour explorer cette vie qui est là, vie indienne, vie mortelle et errante de cette zone de la Louisiane, avec laquelle le livre de Frank Smith cherche et crée un agencement vivant, vital » et parce que « Katrina serait aussi la recherche d’un langage qui ne serait pas du pouvoir » (Ibid.), mais « un langage du monde et de la vie, une parole de résistance » (Cazier, 2015). Or il faudrait écouter de près en quoi, au-delà d’un « agencement » (notion peut-être trop statique ?), de juxtapositions et de mélanges de langages, la « recherche d’un langage » est le cœur même d’un l’engagement politique, par une poétique de passages de voix incessants ou naît le sujet du poème.
Apparitions / Disparitions
Le premier mode d’engagement du corps, dans la voix, serait perceptible à travers un mouvement d’apparitions / disparitions, donnant naissance à un récitatif d’approches.
Plus qu’une évocation du cyclone Katrina qui a dévasté en 2005 plusieurs états des Etats-Unis, dont la Louisiane, le livre de Frank Smith s’évertue à dire non ce qui définit l’Isle, qui serait marqué par le fait que cette Isle semble échapper à la description, mais plutôt à construire et relancer un mode d’entrée en relation avec elle. Éparpillement et dislocation font un régime d’apparitions / disparitions qui donnent la dynamique de la relation et la relancent. La première phrase du livre donne à voir une disparition en train de se faire : « Les marécages s’enfoncent, embrumés et opaques » (p.13). La disparition est aussi fracture : « le bitume disparaît, rompu par les eaux définitives » (Ibid.). Nous sommes prévenus : nous entrons dans une « terre d’Indiens quasi noyée dans l’éparpillement : des Biloxi-Chitimacha-Choctaw » (p.14) et la phrase qui nous conduit à l’intérieur de cette terre est « la phrase des eaux, lancinante. / Elle circulera, et toi avec » (Ibid.). Dès lors, la voix du narrateur nous dit souvent un sentiment d’étrangeté, l’impression de ne faire que frôler : « Tu ne déranges personne, tu n’es pas dérangé. / Tu longes, tu dépasses. C’est une loi » (p.95), « Tu rentres lentement, les vitres de la voiture baissées pour boire l’air du dehors. Tu passes outre la vie des Américains et laisses derrière toi leur Home paisible » (p.105). Le mouvement du texte est fait de cette tension entre arriver et repartir, de ce frôlement comme une rencontre toujours à rejouer, comme la terre apparaît et disparaît parmi les flots, comme les indiens eux-mêmes, après chaque cyclone, quittent les lieux et reviennent ensuite pour reconstruire, inlassablement.
Si la rencontre est toujours à revivre, c’est que ce monde est toujours au bord de disparaître, et cette menace s’imprime dans certaines phrases des personnages eux-mêmes : « Discrètement elle intervient et comme à chaque fois qu’elle prend part à une conversation, Lily énonce une chose qui s’achève autant qu’elle commence. / Comment fait-elle ?” (p.96). Ce destin des Indiens devient légende et matière de voix, qui dit l’Isle mieux que personne, au grand étonnement du narrateur n’étant plus parfois que caisse de résonance. Ainsi, la page 85 organise un passage de voix qui montre la force du régime d’apparitions / disparitions :
La légende des Indiens se répand : and someday, et un jour, all this has been said, tout cela a été dit, by so many so often, par tant d’anciens et si
souvent, that the voice became the Island, que la voix devint l’Isle elle-même.
“To write it is already distant…” te dit le 5 octobre la serveuse du Diner de Klondyke quand elle aperçoit ton carnet de notes sur la table.
Tu ne sais pas quoi répondre, interloqué. Tu reprends une bière, confondu par sa perspicacité.
« To write it is already distant », formule non traduite alors que souvent l’anglais est traduit au cœur même des phrases, ici pourrait signifier « le temps de l’écrire et ça a déjà disparu » ou « c’est déjà loin ». Apparition, disparition, au cœur de l’écriture, perceptibles dans la voix d’une serveuse à laquelle le narrateur abandonne apparemment sa propre voix, mais qui devient cependant avec elle la voix du poème. Ce mouvement ne va pas sans fatigue, parfois, puisque dire l’Isle risque de se réduire à dire l’évanouissement perpétuel des choses. Page 112, le narrateur éclate de colère : « Une terre sans attaches, que tu arpentes, furibond et confus, dans les dérives de la brûlure interne. Est-ce que tu restes un étranger pour toujours ? »
Cependant, on aurait tort de ne s’en tenir qu’au récit. Serge nous alerte et nous dit que le récit peut être « effaceur du récitatif et donc des voix qui le portent » (Martin, 2019 : 10). L’engagement de la voix, par le sujet du poème qui déborde le signe, fait surgir la signifiance. Certes il y a dispersion et inatteignable, mais ne faut-il pas faire retour sur la grande question de l’ineffable, qui sert si souvent à masquer la force relationnelle qu’il y a dans un poème s’il est poème ? Je prends un exemple avec la page 21 de Katrina.
Images
d’éléments dispersés dans la tête, de masses d’eau en tout genre, de forêts alanguies et de ciels décatis. Elles
apparaissent sous l’effet et sous l’effort des intempéries. Cela s’enlise et croule en continu.
Quelques ouragans, et puis quelques localités. Tu les croises elles-aussi, et la musique de leurs noms, tu bouges dedans : Gibson, Gray, Thibodaux, Presque Isle, Raceland, Larose, Mandalay, Bourg, Labadieville
[…]… Jusque Isle de Jean Charles – plan du livre.
Et puis des lacs, de l’eau encore, tout est eau. Et puis de l’eau, des lacs encore, tout est lac : Tambour, Old Lady, Catfish, Little, Mechant… Un mélange de choses mélancolie.
Cette page semble consister à première vue en une déploration de dispersion. Si l’on s’en tient au récit, on est ici plongés dans une mélancolie diffusée par le paysage qui échappe à la saisie, dans un discours de l’enlisement, donc d’une distance en train de se creuser. Cependant, si l’on entre dans le texte par la voix, on perçoit que le rythme, « organisation même du sens dans le discours » (Meschonnic, 1982 : 217), le récitatif de la prosodie, sans nier le sens lexical, transportent ce sens lexical à l’intérieur d’un élan relationnel, qui va jusqu’à porter toute la poétique. Par exemple, la série consonantique en [m], qui se noue au [n], relie « images », « éléments », et l’accroche au « continu ». Elle les lie au passage au motif de la « masse d’eau », qui devient sonore par le langage avec la « musique de leurs noms », le tout venant rebondir dans le dernier nom propre de la liste, « Mechant », comme en clausule signifiante, et se confirmer dans le « mélange de choses mélancolie », qui pourrait presque faire sous-titre pour ce livre. Le « mélange de choses mélancolie » est autant force de dispersion des mots que force relationnelle d’un phrasé, sans cesse relancé dans un mouvement d’approche. De plus, ce rythme consonantique enserre la liste des noms propres et est immédiatement suivie de cette expression « plan du livre ». Manière de dire que le réel se crée dans le rythme et la relation. La page aurait pu s’arrêter là, mais la relance continue : dans deux phrases commençant par « Et puis » et comportant un chiasme qui met en miroir le pluriel et le singulier collectif, « des lacs, de l’eau encore », « de l’eau, des lacs encore », mise en écho répétée par « tout est eau », « tout est lac ». Comme si ce motif de l’eau pouvait acquérir sa force poétique par son organisation syntaxique. Force non de dilution de la voix, mais bien de son agrandissement, comme une relance de la rencontre. Si bien que le « mélange de choses mélancolie » ne s’entend pas uniquement comme un aveu d’impuissance (et là on serait du côté de l’éternelle distance des choses voire de l’ineffable) mais bien comme la modalité même de la relation. Enfin, il faut bien sûr entendre le « tu bouges dedans », inscrivant non la fin du mouvement du corps, de son action dans le poème, mais sa permanence. Il signifie tout à la fois « tu bouges dans les localités, tu les traverses », et « tu fais mouvement à l’intérieur du langage que tu inventes, parce que tu l’inventes par ton corps ».
Cette démonstration d’un double mouvement d’apparition / disparition formant récitatif d’approches peut être mise en écho avec les propos de Frank Smith lorsqu’il réfléchit à la notion d’impossible, titre de son dernier film, et notion qui traverse ses textes: « Face à l’impasse, à l’impossible, de deux choses l’une : soit on se laisse sombrer ; soit on réagit ; c’est-à-dire qu’on invente par-delà l’impossible, on abandonne tous les anciens critères, clichés et stéréotypes, et on ouvre de nouveaux possibles, d’accord ? » Cette interrogation de l’impossible, de ce qu’il y a derrière et au-delà la disparition, est une quête politique : « La politique, au regard de l’impossible, c’est dépasser. Ce n’est plus percevoir ou appréhender, c’est sortir du, de la politique pour affirmer toujours autre chose. C’est un modèle de la politique en actes, la forme de ce qui nous ouvre au dehors » (Politique de l’impossible : Fragments, – inédit, p.3). Nous aurions dans Katrina une exploration poétique de ces propos. On pourrait dire alors que la dimension politique d’une poétique passe par une poétique vocale, qui s’invente ici par l’engagement d’une rencontre à refaire, puisqu’elle échappe, et donc toujours relancée par le corps en mouvement et la voix.
Mais allons plus loin encore. Par ce fil d’un « tu bouges dedans », nous apercevons un deuxième mode d’engagement du corps par la voix, qui se fait par mouvement d’incorporation, du paysage et des voix de l’autre.
Incorporations : voix en partage
« entrer dans notre véritable corps avec tout ce qui est au monde en même temps que nous », Bernard Noël[1], cité par (Martin, 2019 : 116)
Il est aisé de voir qu’un des aspects les plus directement politiques de Katrina est la prise en charge scrupuleuse de la parole propre des Indiens au style direct, faisant état de leur bilinguisme original, porteur d’histoire. On pourrait, par une approche sociolinguistique, montrer l’engagement à faire émerger des situations critiques autour du langage, lorsque l’œuvre se fait relais objectif d’une parole longtemps opprimée : ainsi Lily déclare que « Le mot colonisation n’existe pas, ici on ne le nomme pas. C’est honteux ! C’est comme le mot esclave, qu’on a encore du mal à prononcer dans tout le pays du Sud ! » (p.31). En regard, le narrateur évoque parfois son propre malaise, par exemple après les paroles rapportées de Wenceslas, « Le Bayou de la Pointe-aux-chenes s’appelait avant Chitimacha River. C’est les Français qui l’ont changé de nom ! » (p.107) : le narrateur enchaîne par « certains mots pèsent plus que d’autres dans tout ce que vous échangez, tu ne crois pas ? » Parfois, les personnages sont à la recherche d’une sorte de langue du milieu, entre français de métropole, français créolisé, et américain pour se comprendre : « Une conversation cherche sa forme et son milieu, chacun fait des efforts pour saisir l’autre dès le pas de la porte » (p.53). La conversation devient une des modalités des passages de voix dans ce livre, elle n’est pas donnée mais constitue le lieu d’une recherche de relation faite d’ajustements de langue.
Faut-il lire ces efforts comme participant d’une écriture de la difficulté relationnelle, ou bien ne peut-on entendre que ces « efforts » font élan vers l’autre au point d’inventer un corps de voix partagées ? Prenons cette fois l’exemple de la page 27 :
Les mots des Indiens – ce sont les mots du livre – émergent du silence.
Entre chaque mot, il y a une mer de non-dits et des
flots et des rivières et des trous de silence. Ce sont des people, des gens qui s’expriment peu. Ils
bredouillent, la plupart du temps. Avec des accidents entre ce qui est dit et leurs dents.
En ta présence, parfois, ils se confient. Ils reconnaissent que l’allure de ton français les étonne, les impressionne même. Toi, tu ne veux pas créer de la distance, alors tu te remets au
standard américain.
Des canalisations infestent les entrailles du pays, d’où les légendes ouvrent sur l’infini…
Le récit, s’il nous donne à voir les trous du silence, est coulé dans un phrasé qui nous fait surtout entendre le flux d’une voix, englobant, incorporant les silences dans un mouvement plus vaste. Ainsi les « mots des Indiens » non seulement « émergent » du silence, mais engagent dans un passage de voix qui invente l’œuvre, puisqu’ils sont aussi donnés comme « les mots du livre ». La répétition du « et » (et des flots, et des rivières, et des trous »), montre que l’eau n’est plus un motif (régime du signe), mais fait un flux relationnel (régime du rythme), qui devient le sujet du poème tout en étant le corps (métaphorique) de l’Isle. En fait, c’est par les trous de silence, entre les mots, comme dans le rythme, qu’il y a double émergence : celle des mots des Indiens au début, repris de manière encore plus large dans celle des « légendes » à la fin. Et d’où surgissent ces légendes ? Des « canalisations » (trous) qui « infestent les entrailles du pays ». Autrement dit la légende de l’Isle est son corps matériel, augmenté de toutes les voix des Indiens. Cette dynamique de passages de voix par incorporations réciproques fait le sujet du poème. Fait l’aventure du récitatif, dirait Serge, me semble-t-il ! Je rejoins d’ailleurs par là la lecture qu’il fait de la notion d’intervalle chez Bernard Noël, citant un extrait du poème « L’été langue morte » (dans La Chute des temps, Poésie Gallimard, p.103)
et je m’avancerai
vers le centre de nous et
le centre fuira mon avancée
et la beauté se lèvera
belle de tout l’intervalle
encore encore encore
l’avenir ne diminue pas
tais-toi
dis-tu
et ose
dire le regard des étoiles
Le poème de Noël dit aussi une distance à mesure qu’il avance, on pourrait le lire comme un poème de l’impossible rencontre, (« le centre de nous » « fuira mon avancée ») et il y a un appel au silence dans le « tais-toi », mais il fait entendre par là sa propre voix relationnelle : comme dit Serge, « l’air de Noël, c’est donc bien “l’intervalle” qui fait la relation quand il est vu et donc écouté », et se taire « n’est pas sacraliser le silence mais oser dire le regard, cette distance qui fait la relation parce que le regard n’est pas sur mais entre » et place la « relation dans l’inaccompli » (toutes citations de (Martin, 2019 : 126). D’ailleurs, chez Smith, (je reviens à l’extrait ci-dessus), l’évocation des trous de silence est immédiatement suivie de cette phrase : « En ta présence, parfois, ils se confient », où le « En ta présence » a à la fois valeur temporelle, pour « quand tu es là », et spatiale, comme « dans ta présence, à l’intérieur d’elle », où l’on entend que la parole qui émerge des trous fait présence en s’incorporant à celle du narrateur, lequel fait de cette incorporation le mouvement de son propre discours : il fait naître la présence des « légendes ».
Faire le monde au présent de l’anonyme
« Je marche beaucoup mieux dans mes livres que dans la réalité. Écrire désagrège l’espace auquel la culture m’a habitué ; c’est une autre façon de voir, en allant, non pas vers la chose, mais en laissant la chose m’envahir et contaminer tout le corps » (Noël, 1979 : 127), cité par (Martin, 2019 : 119‑20)
« Le poème continue même le révolu » (Meschonnic, 1982 : 88)
Cette écoute des incorporations réciproques nous conduit à traverser à nouveaux frais la notion même de réel. Il s’agirait de se demander comment le réel en ses lieux, ses paysages, est recréé par et dans le présent de voix devenues anonymes : 3ème mode d’engagement du corps dans la voix, faire le monde au présent de l’anonyme.
À la page 18, on peut lire « Tu y vas, tu te sens bien avec eux. Tu discutes, vous devisez sur la Rivière Rouge et vous refaites le Nouveau Monde. Réminiscences ». Ici, refaire le (Nouveau) Monde, est un engagement qui advient par le passage de voix de « tu » en « eux » en « vous ». Mais c’est aussi faire venir le passé dans le présent, par des « réminiscences » actives : le présent des voix passantes. Celui-ci prend corps par l’attention très fine portée au corps des personnages parlant. Ainsi, lorsque « Albert parle »[1], il « se tient dignement debout, fait un geste allusif. Les mains bougent up and down. Puis d’un coup il s’immobilise, on sent que ça se fige : le monde se raidit à nouveau. Il sait que tout est perdu déjà, obturé. Et tu l’apprends avec lui » (p.41). Le sujet du poème est ici le passage de voix entre « il », « tu », traversant le « on » et le « ça ». Ce n’est pas le propos d’Albert mais sa manière de bouger dans sa voix qui fait naître le sujet et qui nous apprend quelque chose. C’est sa voix physique qui, s’immobilisant, produit un rythme dans la phrase marqué par les deux points, après lesquels « le monde se raidit », mais seulement après être passé par le « on sent » indéfini. On pourrait dire qu’on est au-delà des correspondances entre un personnage immobile et un monde immobile (ce qui serait revenir à un dualisme fond/forme) : on se trouve plutôt au cœur du mouvement du rythme, vérifiant que « Le sujet, le sens sont flottants dans le rythme. C’est ainsi qu’ils se communiquent » (Meschonnic, 1982 : 93).
Finalement, l’incorporation réciproque des voix et des lieux donne à entendre une voix qui fait advenir cet anonyme qui est tout sauf un effacement, mais un agrandissement du rythme, tout fait d’écoute. Lisons ce mouvement dans un autre passage :
Tu regardes la mer dure
et pâle qui dort dans l’horizon. C’est une nappe, une incertitude.
« La mer, c’est l’infamie… » dit Lily, en général.
Il y a l’été et la rumeur de la télévision, élastique, plein pot
chez les Billiot (p.104) Si on écoute le passage du thème en [n] et en [m], on s’aperçoit qu’il traverse la mer, qui
est nappe, incluse dans la liaison en « une˽incertitude », la mer de nouveau,
l’infamie, qu’il se déploie dans le « général », et encore plus dans la
rumeur. Cette rumeur, agrandissement maximal de la voix, est portée par l’anonyme d’un « Il y a », une voix devenue
« élastique », mouvante, dynamique, qui parvient « plein pot », à plein régime de vie de chez « les Billiot ». Le mouvement de la voix ne cesse de faire varier
les échelles, ou pourrait-on dire les « points de voix »[2]. Ce pourrait être sans fin.
L’anonyme s’agrandit, s’épanouit, pourrait-on dire, p.113 dans « On est celui qui navigue et qui marche, celui qui grimpe des échafaudages, celui qui est une personne à elle seule. On est Tzvetan Todorov qui écrit La conquête de l’Amérique. On est à l’écoute des proverbes indiens quand ils disent : “On n’est pas un miroir, on est la vérité de toujours” ». Le « on » se dit par passages de voix, lues, écoutées, le « on » du narrateur traversant celui des indiens au style direct, jusqu’à dire un « toujours ». Et la page s’achève sur « Laisser dire et faire. C’est une vocation », trois infinitifs qui ont des valeurs d’impératifs, où l’on rejoint l’impératif de la voix, sur un mode impersonnel. La dernière phrase, « C’est une vocation », constitue la meilleure affirmation possible de la force des voix à l’œuvre, si l’on vérifie que l’étymologie de « vocation » est bien dans la « vox », ayant donné le « vocatum », qui est l’action d’appeler, ou encore d’inviter. Étant ce qui invite, la voix est aussi ce qui engage !
En conclusion je dirais que les différents modes d’engagement du corps dans la voix par le récitatif et le phrasé, dont je n’ai donné ici qu’un aperçu, sont les modalités d’action politique du sujet du poème. Elles nous font entendre la force agrandie des voix lorsqu’elles agissent jusqu’à l’anonymisation, qui n’est pas effacement mais invention d’un nouveau rapport au réel et au temps. Si, comme le dit Bernard Noël, cité par Serge, « La politique n’est plus une spécialité, un discours, une manifestation explicite » mais « une façon de vivre, de peindre, d’écrire, de sculpter » (Noël et Fauchereau, 1996 : 114 cité par Martin, 2019 : 114), et si « ta réalité sera ce que tu écris » (Noël, 1979 : 15 cité par Martin, 2019 : 119), alors l’engagement du sujet du poème de Frank Smith, dans ou avec ce que l’on nomme le « réel » réputé si inatteignable, reculant à mesure qu’on l’approche, va plus loin me semble-t-il qu’une mise en présence des voix de ces Indiens dont Frank répare la condition d’oubliés du continent américain. L’engagement des voix ici est aussi l’ensemble ouvert de toutes les réalités nouvelles et jusqu’alors inaperçues, faites dans et par le poème, et par tous les passages de voix qui passent également par nos corps et nous font nous-mêmes sujets d’une plus grande écoute et d’une plus grande force relationnelle dans la lecture.
Permettant d’ouvrir sur ces mots de Serge :
« toute parole libre augmente la condition de vivant avec des gestes qui font la vie, y compris de ceux dont certains auraient voulu (voudraient encore ?) une seconde mort, d’autant qu’une telle parole reconnaît et fait résonner infiniment les voix de corps détruits » (Martin, 2019 : 12).
Bibliographie
Cazier Jean-Philippe, « Frank Smith lit Katrina », sur DIACRITIK, https://diacritik.com/2015/11/02/frank-smith-lit-katrina/, 2 novembre 2015, consulté le 18 octobre 2019.
Cazier Jean-Philippe, « Frank Smith : Poétique de la circulation », sur Club de Mediapart, https://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/250615/frank-smith-et-sa-poetique-de-la-circulation, 25 juin 2015, consulté le 18 octobre 2019.
Martin Serge, L’Impératif de la voix, de Paul Éluard à Jacques Ancet, Paris, Garnier, coll. « Classiques Garnier », n° 80, 2019.
Meschonnic Henri, Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.
Mouginot Olivier, Les ateliers du dire (lectures, écritures, littératures) : enjeux et expériences de la voix en langue(s) étrangère(s), 2018.
Noël Bernard, Le 19 octobre 1977 : roman, Paris, France, Flammarion, 1979.
Noël Bernard et Stefano Agosti, La chute des temps ; suivi de L’Été langue morte ; La Moitié du geste ; La Rumeur de l’air ; Sur un pli du temps, Paris, France, Gallimard, 1993.
Noël Bernard et Serge Fauchereau, Le sens, la sensure : essai, Le Roeulx-Haunaut, Belgique, Éd. Talus d’approche, 1996.
Smith Frank, Katrina : Isle de Jean Charles, Louisiane, Bordeaux, Éditions de l’Attente, 2015.
Smith Frank, Politique de l’impossible : fragments, Inédit.
[1] Notons que le verbe introducteur du discours direct des personnages n’est pas « dire » mais l’intransitif « parler », qui souligne plus l’activité de la voix que le contenu même d’un propos.
[2] Notion développée dans la thèse d’Olivier Mouginot (Mouginot, 2018), à la suite de Serge Martin.
[1] Bernard Noël, « B. comme légalité [« texte paru en préface à Feu froid de Breyten Breytenbach, poèmes traduits par Georges Marie Lory, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1976 », p.80].